Portraits de chercheurs : Margaret Campbell sur les familles, l’incapacité et le bien‑être

Margaret Campbell parle de ses recherches sur le bien-être des familles touchées par l’incapacité au Canada.

28 novembre 2023

Emily Kenny

À titre de boursière postdoctorale Mitacs, Margaret Campbell est affiliée à la fois à l’Institut Vanier de la famille et à l’Université Queen’s. Elle est également titulaire d’un doctorat en analyse sociale et culturelle de l’Université Concordia. Mme Campbell a à cœur la défense des droits des personnes en situation de handicap et est l’auteure de plusieurs articles qui plaident en faveur de changements leur permettant de participer pleinement aux principales sphères de la vie en société.

Mme Campbell s’est récemment entretenue avec Emily Kenny de l’Institut Vanier afin de discuter de ses recherches sur le bien-être des familles touchées par l’incapacité au Canada.


Parlez-nous de vos recherches sur la diversité et le bien-être des familles, et des enseignements que vous en avez tiré.

Peu après avoir commencé mon stage postdoctoral à l’Institut Vanier, j’ai entrepris des recherches sur le bien-être des familles touchées par l’incapacité. Ce type de recherche est très important, car les personnes ayant une incapacité sont marginalisées dans la société. Elles sont confrontées à des obstacles qui les empêchent de participer pleinement à des secteurs essentiels de la vie sociale, notamment l’éducation, le logement et l’emploi. J’ai cherché à comprendre comment de telles inégalités ont tendance à se manifester au quotidien dans la vie familiale et quelle influence elles peuvent avoir sur le bien-être de la famille. Cela m’a amenée à effectuer des recherches sur le bien-être collectif des familles touchées par l’incapacité.

Malheureusement, les études sur le bien-être de ces familles au Canada montrent qu’elles doivent composer avec de nombreuses iniquités. Elles ont en effet tendance à présenter un niveau de bien-être matériel inférieur à celui des autres familles. Il est ici question des ressources familiales, telles que le revenu, le logement et l’alimentation. Ces familles sont également davantage exposées à la pauvreté et bon nombre d’entre elles peinent à répondre aux besoins de leurs membres.

Certaines de ces difficultés se rattachent aux rôles supplémentaires que les membres doivent assumer au sein de la famille. Ces familles doivent en outre composer avec des dépenses additionnelles liées à la prise en charge de la personne ayant une incapacité, comme les équipements spécialisés pour la santé ou la réadaptation, les appareils fonctionnels ou l’aménagement du domicile.

Cela peut engendrer des tensions, voire des conflits entre les responsabilités professionnelles et les soins qui doivent être prodigués au sein de la famille. Dans de nombreux cas, la personne qui donne les soins – souvent la mère – en vient à restreindre ses activités professionnelles, soit en diminuant le nombre d’heures de travail rémunéré ou en se retirant complètement du marché du travail. Les revenus nécessaires au bien-être matériel de la famille s’en trouvent incidemment affectés. Cela peut en outre avoir une incidence sur son propre bien-être, car le fait de travailler en dehors de la maison et d’entretenir des relations dans le monde du travail s’avère souvent important pour le bien-être personnel.

Ce qui est également préoccupant, c’est que les familles touchées par l’incapacité ont davantage tendance à être isolées de la société. Elles sont en effet souvent confrontées à des préjugés qui conduisent à l’exclusion, voire à l’isolement. Le manque d’accessibilité dans l’environnement bâti contribue également à cet isolement, les espaces communs tels que les centres communautaires et les terrains de jeux leur étant souvent inaccessibles.

Ce ne sont là que quelques exemples des défis auxquels sont confrontées les familles touchées par l’incapacité en matière de bien-être matériel et d’intégration sociale. En outre, certains services d’aide spécialisés susceptibles de les aider à mieux s’intégrer dans la communauté et d’alléger les responsabilités des aidants et aidantes ne leur sont pas toujours accessibles.

J’aimerais mettre en relief un concept intéressant que j’ai découvert au cours de mes recherches, à savoir le paradoxe du handicap. Cette expression est souvent utilisée par les chercheurs qui étudient l’incapacité et le bien-être. Elle décrit l’écart entre les limitations associées à la vie avec un handicap ou un état de santé particulier et la qualité de vie généralement bonne, voire excellente, dont font état de nombreuses personnes en situation de handicap. Ce concept fait ressortir la complexité que revêt une telle recherche.

Ainsi, s’il existe certes des inégalités en matière de bien-être, de nombreuses personnes ayant une incapacité soutiennent malgré tout avoir une bonne qualité de vie. Le paradoxe du handicap met l’accent sur les attentes culturelles peu élevées de la société à l’égard des personnes en situation de handicap et de leur famille. Nous avons ainsi tendance à présumer que leur vie doit être difficile, misérable ou marquée par la maladie et les difficultés. Ce paradoxe montre pourtant que bien des personnes touchées par l’incapacité mènent une vie à la fois saine et enrichissante. Il souligne en outre l’importance d’écouter ce qu’elles ont à dire, de valoriser leur expérience et d’en tirer des enseignements.

Le fait d’avoir grandi dans une ferme familiale de la région rurale de l’Île-du-Prince-Édouard et d’avoir vous-même vécu avec une maladie chronique a influencé vos avenues de recherche. Quelle influence une telle expérience a-t-elle eue sur votre perspective de la diversité et du bien-être des familles?

Je pense qu’en tant que chercheurs et éducateurs, quoi que nous fassions dans notre vie, il est important de réfléchir aux raisons pour lesquelles nous le faisons et à ce qui a motivé nos choix.

Mon intérêt pour ces sujets est à la fois personnel et politique. Il est personnel, car j’ai moi-même connu l’expérience d’être une femme dans le monde universitaire et de mener des recherches en ayant une maladie chronique. Mais il est également politique parce que j’utilise mon travail pour remettre en question les idées sur le genre, l’incapacité, la famille et la valeur humaine. Je me demande qui est réputé avoir une « existence qui mérite d’être vécue », et quelles vies sont jugées « dignes » d’être soutenues et facilitées. Ce lien personnel-politique va de pair avec un principe féministe fondamental selon lequel nos actions peuvent être à la base personnelles, mais elles ont aussi une dimension intrinsèquement politique.

Dans la plupart de mes travaux, je m’efforce de mettre en relief la contribution des personnes touchées par l’incapacité, qu’il s’agisse d’universitaires, d’activistes ou d’artistes. C’est essentiel pour moi, car leur contribution est souvent négligée ou peu reconnue, non seulement dans le monde universitaire, mais aussi dans les médias et les politiques publiques.

Ayant grandi dans une ferme de l’Île-du-Prince-Édouard, j’ai développé un intérêt pour les familles, en particulier celles qui sont davantage exposées à certains risques, notamment au stress ou à des traumatismes. J’ai eu beaucoup de chance de grandir dans une ferme familiale, car cela m’a fait vivre des expériences extraordinaires. En y réfléchissant toutefois, je prends conscience des défis liés à l’exploitation agricole auxquels ma famille a pu être confrontée. L’agriculture implique de longues heures de travail dictées à la fois par les saisons et divers facteurs indépendants de notre volonté, ainsi qu’un risque accru de blessure et un niveau élevé de stress.

Sous la direction de ma superviseure, Heidi Cramm, Ph. D., de l’Université Queen’s, j’ai appris à aborder ces questions sous l’angle critique de la santé au travail. Bien que la vie sur une ferme ne soit en rien comparable à un service militaire, mon expérience en agriculture m’a permis de comprendre ce que c’est que d’avoir une vie familiale qui se structure autour des risques liés aux exigences du secteur particulier dans lequel la famille ou les parents travaillent.

Cette réflexion m’a permis de mieux comprendre l’origine de mon intérêt et de ma passion pour ces sujets. J’en reviens souvent aux liens personnels et politiques que j’entretiens avec eux.

Votre thèse de doctorat portait sur les diverses approches employées par les personnes ayant une incapacité pour exprimer leur identité sexuelle et vivre sainement leur sexualité. Pourriez-vous nous parler des principaux obstacles qu’elles rencontrent à cet égard et des avenues empruntées pour les surmonter?

Malheureusement, les participants à cette étude disaient avoir été confrontés à un éventail d’obstacles qui avaient lourdement affecté leur santé et leur expression sexuelles, leur activité amoureuse, voire leur capacité à s’épanouir dans une vie de famille.

L’un des principaux obstacles dont nous ont fait part les participants était l’exclusion de toute éducation sexuelle, que ce soit dans un cadre formel, comme l’école, ou informel, comme les conversations de tous les jours entre amis. Certains participants disaient n’avoir reçu aucune éducation sexuelle formelle, possiblement parce qu’ils étaient dispensés de tout cours d’éducation physique, où un tel enseignement avait lieu. Personne n’avait donc cru bon les faire profiter de cet enseignement, comme s’ils en avaient moins besoin. D’autres participants ayant reçu une certaine éducation sexuelle formelle estimaient pour leur part que celle-ci n’était pas adaptée aux personnes en situation de handicap et trouvaient donc difficile d’établir un lien entre l’information reçue et leur expérience personnelle.

Un autre obstacle évoqué précédemment est l’inaccessibilité. De nombreux participants soutenaient que les espaces généralement dédiés aux rencontres et aux rendez-vous amoureux, tels que les bars, les restaurants et les cinémas, leur étaient souvent inaccessibles. Planifier un rendez-vous ou s’engager dans une relation amoureuse devenait donc pour eux un défi, car ils devaient constamment trouver des espaces qui leur étaient accessibles. Les cliniques de santé sexuelle ne leur offraient pas toujours non plus un accès adapté, ce qui compliquait leur accès à certains services essentiels, comme les tests de dépistage.

Le dernier obstacle que j’évoquerai est lié aux comportements discriminatoires, à savoir probablement l’obstacle le plus commun. Presque tous les participants à l’étude disaient avoir été victimes d’attitudes et de croyances à leur endroit, les excluant d’office de toute relation amoureuse ou sexuelle potentielle, faute d’être intéressés ou capables de s’y prêter, le croyait-on. Les pairs, les parents et les enseignants auraient implicitement, voire explicitement transmis des messages décourageant ce type de relation. Ces participants avaient dû se battre pour faire valoir leurs droits et remettre en question de tels comportements et préjugés à leur endroit.

Il est important de souligner que les participants ne se sont toutefois pas inclinés devant pareils obstacles. Bon nombre d’entre eux ont plutôt fait preuve de résilience pour les surmonter. Certains ont notamment cherché à obtenir des informations et une éducation sur la santé sexuelle en ligne ou via d’autres sources. Ils ont en outre pris l’initiative d’éduquer leurs pairs sur le sujet. Certains participants disaient avoir rejeté les intentions désexualisées qu’on leur prêtait et avoir fait valoir leur droit à une vie amoureuse et sexuelle épanouie. Prendre conscience de la manière dont ces personnes ont su négocier, défier et faire tomber les barrières a été un aspect déterminant de cette recherche.

En tant que défenseure des droits des personnes touchées par l’incapacité, quels changements jugez-vous nécessaires pour garantir leur pleine participation aux principales sphères de la vie en société?

On assiste actuellement à des changements importants dans ce domaine. Il s’agit d’une période fascinante, car les personnes qui s’emploient à défendre des droits, à réaliser des recherches et à élaborer des politiques sont impatientes de voir les effets de la Loi canadienne sur l’accessibilité de 2019 sur la vie des Canadiens et Canadiennes ayant une incapacité et celle de leur famille. Cette loi représente l’une des premières législations fédérales globales, et je suis extrêmement curieuse de voir comment elle sera appliquée.

En réalité, la proportion de Canadiens et Canadiennes en situation de handicap est en hausse, principalement en raison du vieillissement de la population et du lien bien établi entre le vieillissement et l’incapacité. La probabilité de développer une incapacité augmente en effet avec l’âge. Par conséquent, lorsque l’on réfléchit aux conséquences des politiques, il faut reconnaître la nécessité d’un plus grand nombre de politiques solides visant à répondre aux besoins des Canadiens et Canadiennes ayant une incapacité.

Ces politiques devraient aborder la question de l’inclusion en milieu de travail, veiller à ce que les personnes en situation de handicap ne passent pas à travers les mailles du filet entre les législations provinciales et fédérales, et inclure des dispositions en matière de soins de santé. Il s’avère par ailleurs primordial de faire contribuer les personnes touchées par l’incapacité à l’élaboration de telles politiques. La communauté de défense des droits des personnes en situation de handicap énonce depuis longtemps le principe « rien ne se fera pour nous sans nous », nous rappelant ainsi qu’un éventail de personnes touchées par l’incapacité devraient être activement impliquées dans l’élaboration de lois, de politiques et de stratégies d’intervention qui les touchent directement. La société canadienne gagnerait à ce qu’un plus grand nombre de ces personnes occupent des postes de direction ou des fonctions leur permettant d’exercer plus d’influence, car elles sont actuellement sous-représentées dans l’ensemble de la société et complètement exclues des processus décisionnels.

Notre réflexion doit avant tout faire écho à la réalité des personnes ayant une incapacité, et pour ce faire, nous devons privilégier une approche à la fois intersectionnelle et multidimensionnelle. Il est essentiel de reconnaître que l’expérience et les besoins des familles touchées par l’incapacité ne sont pas uniformes. Il ne faut pas non plus minimiser la complexité associée à cette réalité et plutôt reconnaître la nécessité de mettre en place des programmes de soutien individuel adaptés. Nous devons en outre réfléchir aux diverses formes de discrimination ou d’oppression, comme le sexisme, le racisme ou l’homophobie, qui souvent s’entrecroisent et tendent à façonner l’expérience de ces familles.

Voilà pourquoi le Cadre sur la diversité et le bien-être des familles proposé par l’Institut Vanier s’avère essentiel au succès d’une telle démarche. Lors de l’élaboration de nouvelles politiques, nous devons tenir compte non seulement des enjeux liés à l’incapacité et à l’habilisme, mais aussi de facteurs tels que la race, le statut socioéconomique, le genre et la sexualité. Pour être en mesure d’élaborer des politiques à la fois globales et inclusives, il est essentiel de s’y attarder.

Selon vous, à quels problèmes urgents ou à quelles préoccupations actuelles en matière de diversité et de bien-être des familles les chercheurs et les décideurs devraient-ils s’attaquer?

Au fil de mes recherches, je me suis rendu compte que les parents ayant une incapacité avaient tendance à être négligés. Or, lorsque l’on parle de diversité au sein des familles touchées par l’incapacité, cela englobe non seulement les familles comptant un ou plusieurs enfants en situation de handicap, mais aussi des parents, voire des grands-parents. Cette sphère est toutefois peu documentée et nous n’avons accès qu’à très peu de données sur le bien-être de ces parents. En tant que chercheurs et décideurs, nous devrions prêter une attention particulière à cette faille et tirer des enseignements de leur expérience.

Pour ce qui est de la prestation de services et de soins, on a tendance à adopter une vision simpliste et unidirectionnelle, par exemple un parent qui s’occupe d’un enfant. Or, les familles dirigées par des parents ayant une incapacité remettent en question cette notion, soutenant à la fois donner et recevoir des soins, en plus d’avoir des besoins particuliers dont nous n’avons pas encore pris toute la mesure. Donner la parole à ces familles nous permettra de mieux comprendre ce qu’impliquent les soins et ce qui est favorable à leur bien-être. Il s’agit d’un défi important que j’espère relever dans mes futurs travaux en me concentrant sur les besoins des parents ayant une incapacité, qui ont malheureusement tendance à être négligés.

Ces parents font en outre face à des préjugés qui remettent en question leurs compétences en tant que parents. Certains hésitent donc à demander de l’aide, craignant notamment de se voir retirer la garde de leurs enfants. Or, de telles craintes s’avèrent légitimes, les mères célibataires en situation de handicap étant effectivement plus susceptibles de perdre la garde de leurs enfants en vertu des dispositions législatives actuelles. Ces parents sont indéniablement mal desservis, un enjeu auquel nous devons nous attaquer en priorité, en procédant à l’examen approfondi de leurs besoins.

En résumé, il est impératif de s’attarder à la réalité et aux besoins des parents en situation de handicap, qui ont été jusqu’ici largement négligés. Ce faisant, nous serons davantage en mesure de combler les lacunes dans la prestation de services et d’apporter un soutien adéquat à ces familles.

Y a-t-il d’autres avenues ou sphères de recherches que vous aimeriez explorer en regard de la diversité et du bien-être des familles?

Un autre enjeu sur lequel je souhaite me pencher a trait à la mesure du bien-être des familles touchées par l’incapacité, qui ne tient généralement pas compte de leur avis. Or, il est important que nous consultions ces familles et que nous comprenions ce que représente le bien-être à leurs yeux. Cette mission devrait être confiée à un éventail de chercheurs, d’institutions et de décideurs.

Dans la littérature, on observe une tendance à appliquer les normes établies en matière de bien-être aux familles touchées par l’incapacité, sans mener les recherches nécessaires pour déterminer ce à quoi ressemble réellement le bien-être des familles aux prises avec de multiples incapacités ou dirigées par un parent en situation de handicap. Nous devons donc prendre un peu de recul et veiller cette fois à inclure la participation des personnes ayant une incapacité dans la recherche sur leur bien-être. Une telle contribution doit être significative, s’appuyer sur leur expérience personnelle et reconnaître à la fois leur compétence et leur expertise dans ce domaine.

Enfin, il importe de se rappeler que de nombreuses personnes en situation de handicap mènent une vie épanouie. C’est généralement l’environnement au sein duquel elles évoluent et les attitudes négatives auxquelles elles se butent qui entravent leur bien-être. Il est impératif de revoir nos aprioris et de reconnaître cette complexité, ce qui ne sera peut-être pas chose facile.

Emily Kenny est courtière de connaissances à l’Institut Vanier de la famille.

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