Maison et foyer : La salle à manger et le salon ont-ils toujours leur place?

Avi Friedman

Les constructeurs de maisons neuves considèrent qu’ils vendent des produits. Du point de vue des acheteurs, la maison représente plutôt un milieu de vie où le quotidien prend forme. Les premiers ont un objectif à courte échéance, alors que les seconds pensent plutôt à long terme. De fait, le rôle des constructeurs consiste à disposer de produits disponibles, à les vendre rapidement et à passer au prochain projet. Dans une telle optique, remettre les clés au client est une fin en soi. La maison-témoin – qui sert de référence pour un nouveau projet immobilier – se doit donc d’être invitante et inspirante. Elle doit se démarquer de la concurrence et épater les acheteurs potentiels au premier coup d’œil, en envoûtant même les plus indécis et les moins enthousiastes. Il va sans dire qu’une cuisine digne d’un grand hôtel avec éclairage stylisé et électroménagers en inox saura faire opérer le charme. De même, la salle de bain spacieuse à revêtement de marbre où trônent la baignoire à remous et autres appareils tendance ne manquera pas de susciter l’intérêt. La première impression est cruciale.

Pour bon nombre d’entre nous, le salon et la salle à manger sont les pièces principales de la maison. Ce sont les lieux de la vie de famille, des repas autour de la table, et des petits et grands rassemblements. Le foyer familial change au gré de l’évolution de la famille et de la vie de famille, et nos milieux de vie sont également façonnés par les changements socioéconomiques, culturels et contextuels – et vice-versa.

En règle générale, les mois de janvier et février sont les plus occupés pour la vente de maisons neuves, puisque les acheteurs potentiels cherchent une résidence en vue d’y emménager à l’été suivant. Les ventes réalisées au cours de ces deux mois sont un indicateur de l’activité globale dans ce domaine. Les concepteurs accélèrent donc la cadence pour pouvoir offrir à la clientèle un produit susceptible de les inciter à l’achat.

L’utilisation de l’espace à la maison se décentralise progressivement. Par conséquent, est-il justifié de dédier une pièce distincte à une occasion qui ne se présente qu’une ou deux fois par année?

L’un des constructeurs avec qui je collabore m’a récemment suggéré d’éliminer le salon et la salle à manger des plans sur lesquels je travaillais. J’ai pris le temps de réfléchir à la question… Le salon et la salle à manger ont-ils encore leur place dans nos maisons, compte tenu du portrait contemporain de la vie de famille? Les nouveaux modes de vie ayant bouleversé les horaires traditionnels de la famille, plusieurs auraient aujourd’hui beaucoup de mal à organiser un repas familial en bonne et due forme les soirs de semaine dans la salle à manger. Dresser joliment la table, y servir le repas, prendre le temps de se raconter nos journées, desservir et passer au salon pour le café et le dessert au son d’une douce musique : voilà une scène surgie d’une époque apparemment révolue. D’autant plus que l’utilisation de l’espace à la maison se décentralise progressivement. Par conséquent, est-il justifié de dédier une pièce distincte à une occasion qui ne se présente qu’une ou deux fois par année? Les nouvelles tendances ne devraient-elles pas donner le ton et mieux refléter la façon dont nous utilisons l’espace?

Dans son livre intitulé History of Domestic Space (en angl. seul., Petite histoire de l’espace domestique), Peter Ward souligne que le salon (aussi appelé le parloir, le séjour, le vivoir ou le boudoir) était autrefois l’endroit où la famille recevait les visiteurs et se présentait au monde extérieur. C’était l’espace le plus public de la maison. Le parloir a d’ailleurs fait son apparition quand les Nord-Américains ont commencé à s’installer dans des résidences à plusieurs pièces, délaissant peu à peu les maisons coloniales décloisonnées. Au tournant du siècle, même les maisons relativement petites avaient le leur. Or, contrairement aux maisons européennes de l’ère victorienne où le parloir avait des allures nettement mondaines, le salon était généralement beaucoup plus accessible de ce côté-ci de l’Atlantique, surtout dans les résidences modestes.

C’était aussi là que la famille affichait sa réussite matérielle et ses précieux souvenirs. Peintures, objets de famille, argenterie et photographies ornaient les murs ou étaient mis en vitrine. Dans les familles de la classe moyenne, tant en Europe qu’en Amérique du Nord, on y retrouvait souvent un piano, rappelle Peter Ward. C’était là la marque d’une famille aisée et cultivée. D’ailleurs, les talents féminins en chant et en musique jouissaient d’une grande estime, et les représentations en présence d’invités figuraient parmi les rites de la bonne hospitalité.

Du reste, le foyer (ou l’âtre) occupait une place centrale au salon, et remplissait diverses fonctions. C’était d’abord une marque de richesse parce que cette installation soigneusement ornementée coûtait cher. Le foyer procurait aussi de la chaleur et constituait un centre d’intérêt visuel, un peu comme les téléviseurs un peu plus tard. Les membres de la famille élargie ou les visiteurs avaient donc l’habitude de se rassembler au salon après les repas pour discuter, jouer aux cartes ou écouter la musique jouée au piano.

La salle à manger avait aussi la même vocation formelle. L’organisation des places assises y témoignait de la hiérarchie familiale : les deux chaises aux extrémités de la table étaient plus confortables qu’aux places latérales. Dans l’Angleterre victorienne et aussi plus tard en Amérique du Nord, les bien nantis pouvaient s’offrir les services d’un cuisinier et d’un majordome pour le service du repas, qui se prenait alors dans une pièce minutieusement aménagée, agrémentée de meubles recherchés et d’armoires à porcelaine, et décorée de plafonds ouvragés d’où descendait un lustre au-dessus d’une grande table dressée.

Il y a un demi-siècle, avec l’avènement des demeures plus modestes de l’après-guerre, la salle a manger a progressivement délaissé ses grands airs. Les constructeurs d’alors ont commencé à aménager des aires de repas à proximité de la cuisine, ce qui était quand même un peu mieux que de manger à la cuisine. Dans les années 60, le caractère formel est toutefois réapparu avec la tendance aux demeures plus spacieuses : les nouvelles maisons proposées aux acheteurs de la classe moyenne comportaient souvent une salle à manger à part, une évolution conforme aux tendances démographiques. De fait, les années 60 ont vu l’adolescence des premiers baby-boomers. Les repas en famille remplissaient en l’occurrence une fonction sociale importante en procurant un cadre convenu pour échanger en famille, raconter sa journée, socialiser avec les enfants et passer du temps ensemble. Bien plus qu’une pièce meublée d’une table et de quelques chaises, la salle à manger devenait un véritable lieu de convergence. Les familles y discutaient et débattaient des grandes questions (c’était le propre des années 60…) avant que papa, juste après le dessert, se décide enfin à tendre les clés de la voiture à l’adolescent en âge de conduire. Lors des grands rassemblements familiaux, les invités restaient à table longtemps après le repas pour discuter, parcourir les albums de photos ou simplement se raconter les uns les autres.

Vers le milieu des années 80, les familles et les modes de vie ont pris un tournant à l’heure où les ménages se faisaient de plus en plus modestes à mesure que les enfants grandissaient ou quittaient le foyer pour aller travailler. Remplir toutes les places autour de la table devenait de plus en plus compliqué, et ce fut le déclin de la salle à manger… Désormais, celle-ci ne retrouverait plus sa gloire d’antan que quelques jours par année, mais son charme ne manquait pas alors d’agrémenter les rassemblements des Fêtes et autres occasions spéciales.

Dans plusieurs maisons contemporaines, la salle à manger remplit aujourd’hui d’autres fonctions : les enfants s’y installent pour les devoirs, papa ou maman occupe un coin de la table avec son portable en sa qualité de travailleur autonome à domicile, alors que les reçus et factures s’y accumulent durant la période des impôts. Si l’on tient compte de la variété et de la multiplication des usages qu’en fait la famille moderne, on peut considérer que la salle à manger fait souvent office de bureau de fortune.

Quant au salon, il subit le même sort avec la tendance au caractère informel, les occasions étant devenues de plus en plus rares de recevoir la famille élargie ou d’autres personnes, en semaine ou même pendant les week-ends. Puis, suivant la démocratisation des chaînes acoustiques et des téléviseurs, ces appareils sont désormais dispersés aux quatre coins de la maison, si bien que la famille n’a plus de raison de se réunir au salon pour se divertir. Et avec le chauffage central, il n’est plus nécessaire de s’agglutiner autour du foyer.

Avec la popularité grandissante du multilogement et de la taille de plus en plus réduite des ménages à l’échelle internationale, il y a fort à parier que les espaces modestes auront de plus en plus la cote. Déjà, les microappartements (moins de 50 m2 ou 500 pi2) qui se multiplient dans certaines villes comme New York, Londres et Vancouver sonnent le glas de la salle à manger, alors que le séjour perd des plumes. Certains promoteurs proposent une formule de salons et de salles à manger partagées, que les résidants réservent selon leurs besoins. Ailleurs, les jeunes résidants n’hésitent pas à se réunir dans ces cafés tendance décorés comme des salles de séjour, avec divans et foyers.

Néanmoins, le salon et la salle à manger occupent toujours une place importante dans le quotidien des familles. Encore aujourd’hui, la vocation de ces espaces n’est pas seulement fonctionnelle, mais aussi socioculturelle. Même si la pertinence du salon ou de la salle à manger est remise en question en fonction de leur coût et de leur raison d’être dans nos sociétés, il n’en demeure pas moins que ces lieux ont leur importance en tant que symboles d’unité dans un monde qui favorise largement la fragmentation de l’organisation familiale.

La salle à manger remplit un tel rôle. Qu’on s’en serve une fois par semaine ou quelques fois par année, les convives y trouvent toujours une atmosphère festive. Mettre ses habits du dimanche et sortir la « belle vaisselle » pour partager de bons petits plats dans un cadre traditionnel demeure une expérience appréciée de tous. Aux Fêtes ou pour les occasions spéciales, la parenté d’ici et d’ailleurs s’y réunit avec plaisir. Comme ces belles étoffes que l’on réserve aux grandes occasions ou ces bijoux portés une ou deux fois par année, la salle a manger est un lieu spécial. Et même désert, ce cadre formel avec sa table entourée de chaises bien rangées ne témoigne-t-il pas de l’institution qu’est la famille?

Le salon aussi est appelé à jouer encore ce même rôle. Après le repas du soir, s’y prélasser au son d’une douce musique, installés dans un fauteuil ou sur un divan, rappelle une certaine civilité qui nous échappe peu à peu. Le salon et la salle à manger sont des lieux de rassemblement pour les familles, petites ou grandes. Ces pièces se sont peut-être transformées, mais leur raison d’être demeure intacte : des espaces agréables établissant une frontière entre le monde extérieur et la vie domestique.

 


Avi Friedman est architecte, enseignant, auteur et observateur de la société. Ce texte est tiré de son plus récent ouvrage publié sous le titre A View from the Porch; Rethinking Home and Community Design, paru aux éditions Véhicule Press. Pour écrire à l’auteur : avi.friedman@mcgill.ca

Publié le 13 décembre 2016

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