Réseaux d’entraide : la mobilité, le travail et la gestion des relations familiales

10 janvier 2017

Sara Dorow, Ph. D., et Shingirai Mandizadza, doctorante

Fort McMurray et l’industrie des sables bitumineux du nord de l’Alberta sont devenus une destination par excellence des travailleurs mobiles de longue distance, c’est-à-dire ces travailleurs qui font régulièrement la navette entre leur domicile et leur travail éloigné en fonction d’horaires par roulement (des séjours d’une semaine ou plus en règle générale). Ces derniers résident la plupart du temps dans des campements de travailleurs à proximité des sites d’extraction ou de transformation, et proviennent d’aussi loin que Halifax ou Détroit pour occuper des postes divers, qu’il s’agisse de coordonnateurs de la sécurité, de tuyauteurs, de préposés à l’alimentation, etc. En 2015, plus d’une centaine de campements pouvaient accueillir environ 70 000 travailleurs dans la région1.

Ce type de « travail à distance » suppose une dynamique plutôt complexe en ce qui a trait au soutien. D’une part, les travailleurs et leur famille s’entraident comme ils le peuvent à la maison et à distance. D’autre part, le personnel des campements s’emploie à nourrir, à loger et à divertir les travailleurs. Enfin, tous ces « travailleurs mobiles » (personnel des campements et travailleurs pétroliers) tentent de prendre soin d’eux-mêmes malgré la dispersion géographique. Des entrevues menées auprès de plus de 75 travailleurs mobiles répartis dans quatre campements de la région révèlent l’existence d’une chaîne d’entraide formée de diverses relations qui s’étirent d’un bout à l’autre du lien géographique entre le domicile et le travail, et qui s’intensifient à chacune des extrémités.

Communiquer pour atténuer les conséquences affectives de l’éloignement

Comment les travailleurs parviennent-ils à entretenir leurs réseaux familiaux lorsqu’ils s’absentent de la maison pour remplir des affectations par roulement? Certains moyens de communication comme le téléphone, la messagerie et le vidéobavardage sont évidemment essentiels aux travailleurs, tant pour leur propre bien-être que pour entretenir les liens familiaux. Ces moyens de communication aident à surmonter les difficultés affectives de ceux et celles qui vivent en campement loin de leur famille, et à combler les intervalles entre les quarts de travail. Une préposée à l’entretien ménager dans un campement dit parler tous les soirs à son fils et à sa fille « pour garder la tête hors de l’eau ». Et ce travailleur spécialisé provenant de l’est du Canada exprime la même idée d’une manière encore plus colorée : pour ne pas « devenir fou à rester encabané ».

Certains moyens de communication comme le téléphone, la messagerie et le vidéobavardage sont essentiels aux travailleurs, tant pour leur propre bien-être que pour entretenir les liens familiaux.

À plusieurs égards, ces moyens de communication servent donc à meubler le temps passé loin de chez soi. Dans certains cas, il s’agit de faire le décompte avant la fin du séjour de travail. L’un des cuisiniers de campement s’exprime ainsi : « Dans nos conversations quotidiennes, mon épouse et moi avons pris l’habitude, par exemple, de compter le nombre de jours avant mon retour. » D’autres travailleurs observent scrupuleusement un horaire fixe pour ces communications : chaque jour à la même heure. Derek, un travailleur de la construction, affirme parler à sa conjointe quatre fois par jour. Et Phyllis, une préposée à l’entretien ménager, raconte que si tout « se passe plutôt bien » pour elle, c’est surtout parce qu’elle peut appeler régulièrement son mari et « voir » ses petits-enfants.

Attablé seul pour souper, ce jeune travailleur spécialisé originaire de l’est du Canada a dû décliner notre invitation à une brève entrevue en jetant un œil furtif à son téléphone : c’est le seul moment de la journée pour parler à sa petite amie, entre la fin de son quart de travail en Alberta et l’heure du coucher pour elle, à Terre-Neuve. Sans surprise, la sonnerie de son téléphone a retenti à peine deux minutes plus tard.

Les interlocuteurs en profitent aussi pour planifier leur emploi du temps en prévision du prochain congé. Pendant qu’il « passe à travers » son affectation de sept jours, Tim prévoit déjà avec ses amis et sa famille « tout ce que nous ferons pendant la semaine de congé, et je m’accroche en pensant à ce qui m’attend là-bas ».

Communications : la parentalité à distance et le syndrome « FOMO »

Un autre enjeu de l’éloignement géographique se pose aussi relativement aux communications : le défi de suivre le mieux possible le quotidien de la famille et des amis restés à la maison, alors qu’apparaît souvent le syndrome FOMO (« fear of missing out ») de celui ou celle qui craint de manquer à l’appel.

À cet égard, une préposée à l’entretien d’expérience rappelle l’importance d’avoir régulièrement des nouvelles de ses enfants d’âge adulte et de ses petits-enfants : « Il se passe parfois deux ou trois jours sans qu’on se parle, ce qui n’est pas la fin du monde : ils savent que maman va bien et tout ça. Mais après trois jours, on commence à se dire qu’il doit bien y avoir du nouveau. L’autre jour, par exemple, ma fille et ma petite-fille ont fait une randonnée à vélo, et la petite était tout excitée de me raconter ça en détail. Vous voyez, il y avait du nouveau… »

Pour les travailleurs qui ont des enfants, les communications en situation d’éloignement ont une troisième facette : la parentalité à distance. Un métallier ayant la garde conjointe de sa fille raconte par le menu les soucis que lui cause son adolescente, qui fait l’école buissonnière plus souvent qu’à son tour. Après avoir reçu un appel de l’école, il a parlé à sa fille et ils ont convenu d’avoir une bonne conversation en personne dès son retour. Avec une hypothèque et une camionnette à payer, et la nécessité de soutenir sa fille et son ex-conjointe, la mobilité pour le travail dans le secteur des sables bitumineux lui semblait la seule option possible. Par contre, cette situation les a forcés à trouver des moyens concrets d’élargir et d’intensifier leurs liens d’entraide, et ce, tant à distance qu’à la maison.

Lorsque la communication devient une distraction…

Toutefois, d’autres sentent le besoin d’« oublier un peu » les relations sociales et familiales lorsqu’ils sont au loin confinés dans un campement, pour assurer et préserver leur santé et leur bien-être psychologique. Pour certains de ces travailleurs (surtout des hommes de métiers spécialisés), la vie de famille devient une distraction qu’il faut savoir mettre de côté pour réussir à effectuer le travail. Et parfois, c’est justement le fait de ruminer cette idée d’éloignement familial qui devient un facteur perturbateur2.

Ricky, un journalier de l’est du Canada qui a souvent passé plusieurs mois d’affilée dans des campements, raconte combien il avait le cœur meurtri de savoir que sa famille passait du bon temps alors qu’il retournait vers Fort McMurray durant les week-ends. D’autres racontent le véritable casse-tête d’avoir à gérer à distance les éternels problèmes familiaux. Omar, affecté à l’entretien d’un campement, met ses mains en œillères de chaque côté du visage en racontant qu’il doit « se concentrer uniquement sur le travail » malgré la situation stressante à la maison et dans sa vie de famille.

Le soutien de la collectivité pour faciliter les responsabilités familiales des travailleurs

Parfois, c’est grâce à des échanges de services que les travailleurs mobiles parviennent à composer avec certaines difficultés liées à l’éloignement, notamment par l’entremise d’amis, de voisins ou de membres de la famille élargie dans leur région. Contraints d’aller travailler loin de leur famille, certains hommes trouvent là une certaine tranquillité d’esprit qui les empêche de s’inquiéter pour leurs proches pendant leur séjour de plusieurs semaines consécutives. L’un des travailleurs spécialisés raconte comment l’un de ses amis lui a d’ailleurs proposé de s’occuper de certains travaux à la maison (comme les travaux extérieurs) pour aider son épouse pendant son absence de deux semaines. En échange, ce travailleur a lui-même effectué différents travaux d’entretien et de réparation domiciliaire chez son ami, dès son retour.

Parfois, c’est grâce à des échanges de services que les travailleurs mobiles parviennent à composer avec certaines difficultés liées à l’éloignement, notamment par l’entremise d’amis, de voisins ou de membres de la famille élargie dans leur région.

Pour atténuer les incidences de la mobilité pour le travail, certaines familles procèdent à une réorganisation géographique pour faciliter la vie à la maison. Marco, un superviseur de construction, a ainsi choisi de réinstaller sa jeune famille dans les Caraïbes pour permettre à ses proches de profiter du climat, mais aussi pour bénéficier de services de garde moins chers. Ces facteurs combinés ont facilité le quotidien de son épouse pendant ses longues absences, et contribué à améliorer le contexte lorsqu’il revenait chez lui.

Dans le secteur des sables bitumineux, les rares travailleuses mobiles ayant de jeunes enfants ou des enfants d’âge scolaire peuvent toutefois compter sur les soins des grands-parents en règle générale, particulièrement de la part des grands-mères. Martha, une préposée à l’entretien, a choisi de laisser en Nouvelle-Écosse ses deux enfants d’âge scolaire pendant ses séjours de trois semaines, parce qu’elle y gagne « plus d’argent qu’à la maison ». Dans son cas, elle reçoit l’aide de ses parents qui vivent à proximité et s’installent chez elle avec les enfants pendant son absence.

Des réseaux d’entraide flexibles pour favoriser la mobilité des employés

Ces canaux d’entraide nous aident à comprendre que le maintien des réseaux familiaux et sociaux – malgré l’éloignement – est un facteur important pour favoriser le quotidien et la résilience dans un campement. C’est grâce à ces liens d’entraide et de soutien que les travailleurs des sables bitumineux réussissent à assumer leurs responsabilités multiples.

Nos travaux serviront de complément à d’autres recherches sur les familles et l’éloignement géographique pour le travail, et nous espérons qu’ils permettront d’élargir les horizons. Dans un premier temps, nous avons examiné la situation du point de vue des travailleurs mobiles eux-mêmes pendant leur séjour loin de chez eux. Ensuite, nous nous sommes intéressés aux travailleurs du secteur des ressources et des services, ce qui permet d’élargir la portée de l’analyse et de nuancer le profil type du travailleur mobile (soit celui de l’homme parti travailler loin de la maison pendant que son épouse reste avec les enfants). Enfin, nous n’avons pas tenu pour acquis que la mobilité entraîne seulement ou surtout des répercussions négatives sur l’entraide et les relations familiales. Certaines des formules adoptées ont à la fois des avantages et des inconvénients pour les travailleurs et leur famille3, et contribuent à transformer ou à consolider les modalités d’entraide liées au genre et à la famille4.

Ce projet a bénéficié de la participation d’une équipe d’adjoints de recherche. Nous tenons à remercier tout spécialement Marcella Cassiano (doctorante) qui a mené plusieurs entrevues dans les campements de travailleurs.

Notes

  1. Municipalité régionale de Wood Buffalo (2015), « The Municipal Census 2015 Report ».
  2. Christopher Jones et Chris Southcott, « Mobile Miners: Work, Home, and Hazards in the Yukon’s Mining Industry » dans The Northern Review, no 41 (15 juin 2015).
  3. Mark Shrimpton et Keith J. Storey (2001), The Effects of Offshore Employment in the Petroleum Industry: A Cross-National Perspective, Washington, DC, US Department of the Interior, Minerals Management Service, Environmental Studies Program.
  4. Brenda S. A. Yeoh et Kamalini Ramdas, « Gender, Migration, Mobility and Transnationalism » dans Journal of Applied Statistics, vol. 21, no 10 (novembre 2014).

Au sujet du Partenariat en mouvement

Le Partenariat en mouvement est une initiative de recherche à laquelle participe l’Institut Vanier de la famille en collaboration avec une quarantaine de chercheurs du Canada et d’ailleurs. Ce projet vise à évaluer dans quelle mesure la mobilité géographique pour le travail affecte les ménages et les collectivités, et quelles en sont les incidences sur la prospérité au Canada. Pour en savoir davantage au sujet du Partenariat en mouvement, veuillez consulter notre page Web consacrée à ce projet.

Sara Dorow, Ph. D., est professeure agrégée et directrice du département de sociologie de l’Université de l’Alberta, où elle se consacre à l’enseignement et à la recherche sur la mondialisation, les questions raciales et culturelles, les enjeux liés au genre et à la famille, les méthodes qualitatives et le principe communautaire. Mme Dorow dirige actuellement le volet albertain du Partenariat en mouvement.

Shingirai Mandizadza est doctorante en sociologie à l’Université de l’Alberta. Aux côtés de Mme Dorow, elle participe actuellement au Partenariat en mouvement dans le cadre d’un projet axé sur la gendérisation liée à la mobilité géographique pour le travail dans le secteur des sables bitumineux du nord-est de l’Alberta.

 

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