Liens intergénérationnels et évolution sociétale

Donna S. Lero, Ph. D.

Afin de mieux comprendre la réalité et les aspirations des familles, il est essentiel de bien saisir le contexte dans lequel elles-mêmes et leurs membres évoluent. La famille représente l’institution sociale qui sait le mieux s’adapter : elle réagit constamment aux forces socioéconomiques et culturelles, tout en influant sur ces forces par sa conception de la réalité et les comportements qu’elle adopte. Cela étant, certaines tendances sociodémographiques récentes ou anticipées pourraient avoir un impact considérable sur les relations entre les générations. L’étude de ces contextes évolutifs pourrait donc aider à mieux saisir leurs éventuelles incidences sur les liens intergénérationnels, ainsi que sur la cohésion sociale au sein de la famille et des différentes générations, c’est-à-dire l’équité intergénérationnelle.

Le vieillissement de la population accroît les besoins en matière de soins, mais prolonge aussi les liens intergénérationnels

Si l’on considère les faibles taux de fécondité et l’allongement de la durée de vie, on peut dire que le phénomène du vieillissement de la population touche la plupart des sociétés développées. De fait, ces deux forces transforment la pyramide des âges, telle qu’on la connaît, pour faire apparaître un profil plus rectangulaire, où l’on peut constater une variation en nombre et en proportion des tranches d’âge supérieures au sein de la société. Au Canada, les personnes de 65 ans et plus représentaient 8 % de la population en 1971, mais cette proportion avait grimpé à 15,3 % en 2013. D’ici 2050, ce groupe d’âge avoisinera vraisemblablement les 25 %.

Cette situation n’est pas unique au Canada : en Europe, les personnes de 80 ans et plus pourraient représenter près de 10 % de la population d’ici 2050, comparativement à 4 % en 2010. En Allemagne, en Italie, au Japon et en Corée, on pense que cette proportion atteindra même un niveau nettement supérieur. Or, de telles tendances supposent des virages majeurs dans la planification des gouvernements, notamment en ce qui concerne la retraite, le coût des soins de santé, l’offre de soins à domicile et en établissement, ainsi que le soutien aux aidants familiaux.

On s’inquiète d’ailleurs de plus en plus de l’augmentation du nombre de personnes âgées par rapport au nombre bientôt décroissant d’enfants et de petits-enfants pour s’en occuper. En se fondant sur les données de recensement, Janice Keefe et ses collègues ont établi qu’au Canada le nombre d’aînés nécessitant du soutien pourrait doubler d’ici trente ans. Le recul du nombre d’enfants en mesure de les épauler contribuerait alors à accroître la pression sur les services de soins à domicile et de soins professionnels, surtout à long terme. On pense entre autres que, d’ici 2031, près du quart des femmes âgées ne seront pas en mesure de compter sur un enfant survivant.

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Les baby-boomers représentent encore et toujours le segment le plus important de la population et occupent toujours la part du lion au sein de la main-d’œuvre, mais ils atteignent peu à peu l’âge normal de la retraite. C’est ce groupe en particulier qui vit les pressions les plus fortes à l’égard des parents vieillissants et qui est confronté aux défis les plus ardus en ce qui concerne la conciliation du travail et des responsabilités d’aidant. En 2007, chez les travailleurs de 45 à 64 ans, 37 % des femmes et 29 % des hommes assumaient en outre une charge de soins, et il semble que ces proportions continueront de s’accroître. Par ailleurs, on estime que 28 % des aidants ont aussi à leur charge des enfants de 18 ans ou moins.

Au Canada de même qu’aux États-Unis, on constate depuis peu que la proportion des « travailleurs plus âgés » (on pense généralement aux 55 ans et plus) gagne en importance au sein de la population active. Encore en santé et aptes au travail, plusieurs sexagénaires ou septuagénaires choisissent de prolonger leur carrière ou de commencer un nouvel emploi, souvent pour compléter leur épargne-retraite ou leurs revenus de pension limités, qui pourraient ne pas suffire pour la durée entière de leur retraite. D’ailleurs, parmi les deux principales priorités que se sont fixées les ministres fédéral, provinciaux et territoriaux responsables des aînés pour les prochaines années, l’une concerne le soutien en milieu de travail pour les travailleurs plus âgés (notamment la conciliation des responsabilités professionnelles et de soins).

Non seulement les baby-boomers sont-ils les plus nombreux au sein de la population, mais ils ont également grandi dans un contexte social bien différent de leurs propres parents. Au Canada et aux États-Unis, ils ont été touchés par l’évolution des droits et du rôle des femmes, par la révolution sexuelle, par l’augmentation du nombre de divorces et par la démocratisation des études. On considère que la longévité des liens qu’entretiennent les baby-boomers avec leurs parents vieillissants et les membres de leur fratrie demeure un phénomène « sans précédent ». Dès lors, à mesure qu’eux-mêmes vieilliront, leurs attentes, leurs capacités de même que leur réalité d’aidants auprès de leurs parents influenceront sans doute beaucoup les politiques à venir en matière de retraite, de soins de santé et de soins de longue durée.

D’autre part, les baby-boomers sont particulièrement proches de leurs enfants et se préoccupent beaucoup des difficultés économiques auxquelles ceux-ci sont confrontés à l’âge adulte, lesquelles limitent les possibilités et retardent l’établissement professionnel et familial. Par conséquent, plusieurs baby-boomers tentent parallèlement de s’occuper de leurs parents vieillissants atteints d’une maladie chronique, d’entretenir des liens solides avec leurs frères et sœurs (qui cherchent également à planifier judicieusement leur retraite, quitte à prolonger leur présence sur le marché du travail), tout en soutenant aussi leurs propres enfants.

De nos jours, frères et sœurs, ainsi que parents et grands-parents passent ensemble que ne le faisaient les générations précédentes. Vern Bengston a constaté que cette tendance s’avère positive sur le plan microsociologique, puisque l’allongement du nombre d’années propices aux possibilités et aux expériences communes qui en découle peut renforcer la solidarité intergénérationnelle, et ce, bien que, sur le plan global, l’on observe une tendance sociétale au relâchement des normes en ce qui a trait aux relations intergénérationnelles.

La diversification des structures familiales laisse plus de place aux « familles électives »

Comparativement aux générations précédentes, les baby-boomers et leurs enfants d’âge adulte ont connu une augmentation du taux de séparation et de divorce ainsi qu’une généralisation des remariages, des familles recomposées et des unions de fait. De même, l’augmentation du nombre d’unions et de mariages homosexuels n’est pas à négliger. Pour reprendre les termes de Karen Fingerman, il semble que la diversité et la complexité de telles relations suscitent effectivement des « exigences affectives, juridiques et financières complexes » [fusion_builder_container hundred_percent= »yes » overflow= »visible »][fusion_builder_row][fusion_builder_column type= »1_1″ background_position= »left top » background_color= » » border_size= » » border_color= » » border_style= »solid » spacing= »yes » background_image= » » background_repeat= »no-repeat » padding= » » margin_top= »0px » margin_bottom= »0px » class= » » id= » » animation_type= » » animation_speed= »0.3″ animation_direction= »left » hide_on_mobile= »no » center_content= »no » min_height= »none »][traduction] de la part des ex-conjoints ou de membres de familles désunies, ou encore d’autres membres de la parenté, notamment la famille ou les enfants d’un ex-conjoint. M. Bengston soutient toutefois que, malgré la complexification des relations et les attentes ambiguës qui en découlent, en ce qui concerne l’aide et la nature des liens, la diversification des réseaux contribue somme toute à élargir le « réseau familial latent » (on parle aussi de « liens de parenté volontaires ») susceptible de suppléer au soutien requis.

Ce réseau familial latent (qui englobe de plus en plus les amis proches faisant « presque partie de la famille ») pourrait bientôt remplacer voire bonifier l’aide traditionnellement trouvée auprès des membres de la famille, désormais moins nombreux ou moins présents, peut-être à cause de l’éloignement géographique ou affectif au fil du temps. Surgissent alors des enjeux de politique importants devant le caractère encore essentiellement ciblé des droits juridiques, des avantages financiers et d’autres mesures de soutien, lesquels ont été pensés en fonction de la famille nucléaire hétérosexuelle sans égard à la diversité et à la complexité des structures familiales que l’on retrouve au sein des sociétés contemporaines.

La difficulté d’accéder au marché du travail accroît la dépendance intergénérationnelle

En Amérique du Nord, certains facteurs socioéconomiques et culturels contribuent à allonger la période de transition vers l’âge adulte. Ce passage de plus en plus long – et parfois hasardeux – vers l’autonomie financière tient notamment à la longueur des programmes d’études des jeunes adultes, au fait qu’ils sont plus nombreux qu’auparavant à vivre encore chez leurs parents, à la difficulté de se tailler une place sur le marché du travail et de définir son parcours professionnel à long terme, et à la nécessité de repousser le moment de fonder une famille et d’avoir des enfants.

Ces processus se sont installés progressivement, mais ils sont de plus en plus manifestes et contrastent particulièrement avec la réalité vécue au même âge par les générations précédentes. À l’échelle individuelle, ces jeunes voient se prolonger leur dépendance financière à l’égard de leurs parents; dans une plus vaste perspective sociale, cette situation suscite des préoccupations liées à l’équité intergénérationnelle.

Compte tenu des débouchés professionnels de plus en plus limités et de la prédominance du niveau de scolarité parmi les facteurs qui déterminent l’obtention d’un bon emploi au sein d’une économie fondée sur le savoir, de plus en plus de jeunes adultes se tournent vers les études postsecondaires dans le but d’obtenir un titre de compétence et d’augmenter ainsi leurs possibilités d’emploi et de revenus. Au Canada tout comme dans d’autres pays de l’OCDE, près de la moitié des jeunes au début de la vingtaine fréquentent à plein temps un établissement d’enseignement. Bref, la durée accrue des programmes d’études, d’une part, et le délai important avant de décrocher un poste dans un domaine pertinent, d’autre part, contribuent à allonger la durée moyenne de cette période de transition entre les études et le marché de l’emploi.

Il est vrai que le capital humain que génère l’éducation postsecondaire profite à la fois aux individus et à la société, mais les avantages liés à l’obtention d’un diplôme universitaire s’estompent si les diplômés ne parviennent pas à décrocher un travail à la hauteur de leurs qualifications, comme c’est le cas depuis quelques années. Ceux et celles qui n’ont qu’un diplôme d’études secondaires en poche ont encore plus de difficulté à dénicher un emploi suffisamment rémunéré pour bien vivre.

Par ailleurs, l’importance de la dette étudiante complique davantage la situation pour bon nombre de diplômés universitaires au Canada et aux États-Unis. En effet, selon un sondage étudiant de la Banque de Montréal réalisé en 2013, les Canadiens inscrits à un programme universitaire prévoient devoir rembourser un solde de 26 000 $ au terme de leurs études. En effet, à cause de l’augmentation des droits de scolarité découlant des restrictions du financement gouvernemental, la dette des étudiants grimpe en flèche, surtout depuis dix ans. De plus, selon les modalités actuelles des programmes de prêts étudiants, les diplômés sont tenus de commencer à rembourser leur dette presque sitôt leurs études terminées. Outre l’anxiété associée à cet endettement chez les étudiants, ce fardeau représente également un obstacle important pour s’affranchir de leurs parents sur le plan financier, et contribue à retarder le moment de se marier, d’avoir des enfants, d’acheter une maison et d’acquérir d’autres biens.

Les médias s’intéressent d’ailleurs de plus en plus à l’une des principales préoccupations liées à cette problématique, soit la difficulté pour les jeunes adultes de décrocher un emploi assorti d’un salaire décent. Comme le soulignent James Côté et John Bynner, « les jeunes qui fréquentent le marché du travail sont aujourd’hui confrontés à une situation où l’écart salarial s’accroît par rapport aux travailleurs plus âgés, où la rémunération fluctue beaucoup, où l’instabilité en emploi gagne du terrain, et où se multiplient les emplois temporaires et à temps partiel ainsi que ceux de qualité inférieure offrant peu d’avantages sociaux ». [traduction] Ces auteurs soulèvent par ailleurs une autre source d’inquiétude, soit le fait que « les jeunes travailleurs ne sont plus aussi essentiels qu’auparavant dans le contexte concurrentiel actuel, d’où une disparité des revenus fondée sur l’âge [nous soulignons] qui contribue à accentuer et à prolonger la précarité précédant l’autonomie financière ». [traduction]

Selon les données recueillies par Statistique Canada en 2011, 42,3 % des jeunes adultes de 20 à 29 ans vivaient toujours au domicile parental (ne l’ayant jamais quitté ou ayant dû y revenir après un premier départ). D’autres statistiques particulièrement révélatrices indiquent que le quart (25,2 %) des jeunes de 25 à 29 ans vivaient toujours chez leurs parents en 2011, c’est-à-dire deux fois plus que le taux de 11,3 % observé en 1981.

D’après un rapport produit par le Pew Research Center portant sur la génération Y aux États-Unis (soit la tranche des 18 à 33 ans), l’âge du mariage a évolué de façon appréciable au fil des générations. En 2013, à peine 26 % des jeunes de la génération Y étaient mariés, comparativement à 48 % chez les baby-boomers à un âge comparable (ceux-ci étant maintenant âgés de 50 à 64 ans). Et la tendance actuelle à repousser l’âge de la procréation, qui est évidente au Canada, en est une conséquence naturelle. Par ailleurs, si les jeunes deviennent parents plus tard dans la vie, ils ont aussi moins d’enfants qu’auparavant (voire pas du tout). Depuis 2005, le taux de fécondité des mères dans la trentaine surpasse désormais celui des mères dans la vingtaine. En 2011, 2,1 % des mères ayant donné naissance à leur premier enfant avaient déjà passé le cap de la quarantaine, comparativement à 0,5 % en 1991.

L’augmentation du taux d’immigration favorise la diversité des liens intergénérationnels

Au cours des dernières décennies, l’immigration internationale a connu une hausse marquée, stimulée par l’accès à l’immigration et les impératifs économiques. Pendant plusieurs années, le Canada a misé sur la migration internationale pour accroître sa population et consolider sa main-d’œuvre. Ainsi, les services et les politiques de relocalisation facilitent l’adaptation des nouveaux arrivants, en favorisant notamment l’apprentissage de l’anglais ou du français, en élargissant l’accès aux services communautaires et de soins de santé, et en simplifiant la transition professionnelle.

Le soutien aux nouveaux arrivants provient sans doute davantage de leur famille immédiate, mais le phénomène d’acculturation contribue ensuite à élargir le fossé intergénérationnel par rapport aux attentes de la famille. À titre d’exemple, leurs valeurs culturelles et religieuses sont souvent axées sur le respect des aînés et sur les responsabilités filiales quant au soutien. Cependant, certaines études portant sur des immigrants d’horizons divers donnent à penser que l’immigration et l’acculturation exercent beaucoup de pression sur les familles des nouveaux arrivants. C’est surtout le cas lorsque les parents vieillissants s’attendent à bénéficier du soutien filial et tendent à rejeter l’aide plus formelle, et que leurs enfants adultes sont confrontés à des difficultés économiques qui les contraignent à « s’accrocher » à des postes précaires, à cumuler plusieurs emplois, à faire de longues heures de travail ou à se plier à des horaires atypiques.

En somme, de multiples facteurs influencent les liens intergénérationnels, tant à l’échelle individuelle que sur le plan global : vieillissement de la population, faible taux de fécondité, diversification des structures familiales, accès tardif à l’autonomie financière et intensification de l’immigration internationale. À mesure que la population du Canada avancera en âge, les générations seront appelées à se côtoyer plus longtemps au fil du temps. Cet allongement des liens intergénérationnels suppose donc que les familles (qu’elles soient biologiques, liées par le mariage ou issues de liens de parenté « volontaires ») disposeront de plus de temps pour s’entraider et s’épauler, quel que soit le contexte. Il faudra alors s’assurer que les mesures de soutien disponibles tiennent compte de la longévité de ces relations d’aide, particulièrement dans certaines circonstances plus complexes, ou lorsque les mesures d’aide s’avèrent limitées ou incertaines.

 


Donna S. Lero est professeure au département des relations familiales et titulaire de la Chaire Jarislowsky sur la famille et le travail à l’Université de Guelph. Elle dirige un programme de recherche sur les politiques publiques, les pratiques en milieu de travail et les mesures de soutien communautaire au sein du Centre pour les familles, le travail et le bien-être, dont elle est cofondatrice.

 

Cet article constitue une adaptation d’un texte intitulé Intergenerational Relations and Social Cohesionblié précédemment dans le magazine Transition et ayant servi de document de référence à l’occasion d’un panel du groupe d’experts régionaux pour marquer le 20e anniversaire de l’Année internationale de la famille.[/fusion_builder_column][/fusion_builder_row][/fusion_builder_container]

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