Les soins de maternité modernes au Canada

Par Cecilia Benoit

Mère d’ascendance micmaque, Georgina arrive au terme de sa grossesse. C’est un peu à contrecœur qu’elle se prépare à quitter sa collectivité de Port aux Basques, à l’extrême sud-ouest de Terre-Neuve, pour aller accoucher à la seule maternité qu’il reste dans sa région, soit à l’hôpital régional Western Memorial de Corner Brook, à quelque 220 kilomètres du lieu de résidence de sa famille et de ses amis. Il y a fort à parier qu’elle n’aura jamais rencontré auparavant le médecin accoucheur ou la sage-femme qui s’occupera d’elle, et les probabilités que son accouchement se termine en césarienne sont de 30 %.

L’objectif no 5 parmi les objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) définis par les Nations Unies consiste à « améliorer la santé maternelle ». Il vise essentiellement à favoriser le droit universel des femmes de bénéficier des soins maternels les plus adéquats possible, mais c’est toutefois l’objectif pour lequel les progrès sont les plus lents. À l’instar de Georgina, ce sont les femmes autochtones, celles qui vivent dans la pauvreté ou celles qui habitent en régions rurales ou éloignées qui sont les plus touchées. Le Canada a fait des progrès considérables tout au long du XXe siècle pour améliorer la santé maternelle et instaurer un système universel de soins de maternité, mais il n’en demeure pas moins que plusieurs lacunes persistent, notamment en ce qui a trait à la médicalisation de l’accouchement et aux inégalités dans l’accès aux services de maternité.

Petit historique des naissances au Canada

Dans toutes les cultures, la grossesse et l’accouchement sont des jalons importants de l’existence. Autrefois, la responsabilité des soins à cet égard revenait principalement aux sages-femmes. Les soins pendant la grossesse étaient dispensés dans la collectivité, et l’accouchement se passait à la maison.

Même s’il s’agit d’un phénomène bien antérieur à l’apparition de l’État providence moderne, la médicalisation des soins de maternité au Canada a néanmoins été intégrée et consolidée dans les programmes et la réglementation dans la foulée des politiques de soins universels adoptées et mises en œuvre dès 1972, c’est-à-dire le régime d’assurance maladie.

Le modèle canadien de soins de santé est souvent décrit comme un système de santé universel à payeur unique. Toutefois, le financement et l’offre de services sont dans les faits beaucoup plus complexes. Ils reposent sur la participation des gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux, des fournisseurs au sein de la collectivité, des compagnies d’assurance privée, de même que sur les individus.

La plupart des médecins travaillent en pratique privée. Leurs services sont payés par divers régimes d’assurance provinciaux ou territoriaux, dont le financement provient des recettes générales des provinces ou territoires, ainsi que de paiements de transferts du gouvernement fédéral par l’entremise du Transfert canadien en matière de santé et de programmes sociaux ou, plus récemment, du Transfert canadien en matière de santé.

Or, en vertu du régime d’assurance maladie, seuls les soins de maternité dispensés par un médecin étaient admissibles au regard du système public de soins de santé, si bien que les médecins (surtout des hommes) ont fini par prendre le relais des sages-femmes dans le domaine des naissances. Par ailleurs, dans le régime public de soins de santé ainsi créé, les médecins ont préservé leur droit de pratiquer comme entrepreneurs autonomes, et ce, où bon leur semble.

C’est donc dire que le système créé dans le cadre du régime d’assurance maladie n’a pas tenu compte des inégalités qui existaient dans l’accès aux services d’un médecin, et ce, tout en faisant du centre hospitalier la plaque tournante du réseau de soins de maternité. En outre, par crainte des infections et par souci d’intimité, on a fini par éloigner les conjoints et les proches de cette réalité vieille comme le monde : l’accouchement.

Les naissances à l’ère moderne au Canada

Au début des années 1980, presque toutes les Canadiennes accouchaient dans des hôpitaux régionaux sous la supervision d’un médecin de famille accoucheur ou d’un obstétricien, avec l’aide d’infirmières en obstétrique. Toutefois, ces changements institutionnalisés ont eu pour conséquence d’isoler les femmes et d’éloigner les nouveaux pères. Or, des recherches ont révélé que les femmes qui bénéficient du soutien de leur conjoint pendant le travail ont moins tendance à exiger des analgésiques, et posent un regard plus positif sur l’accouchement. Suivant la parution d’études montrant l’importance des liens parents-enfants, le système de soins de santé s’est toutefois ajusté afin de permettre aux deux parents de participer activement au processus de la naissance. Aujourd’hui, les conjoints sont présents pour la majorité des naissances, et assument un rôle accru non seulement dans les premiers moments de la vie du nouveau-né, mais aussi en ce qui touche les soins à l’enfant et les tâches domestiques au cours des années qui suivent.

De 1990 à 2013, le nombre de décès liés à la maternité au Canada est passé de 6 à 12 cas par tranche de 100 000 naissances.

En 2013, l’UNICEF classait le Canada au 22e rang (parmi 29 pays riches) en ce qui a trait au taux de mortalité infantile. Le taux s’avérait particulièrement important parmi les peuples autochtones.

À l’heure actuelle, le Canada affiche le plus faible taux de mortalité maternelle en Amérique, notamment grâce aux avancées réalisées au XXe siècle en matière d’éducation des femmes, ainsi que sur le plan de la nutrition, de la régulation des naissances et de l’accès universel aux services médicaux. Il n’en demeure pas moins que, de 1990 à 2013, le taux de mortalité lié à la maternité au Canada est passé de 6 à 12 décès par tranche de 100 000 naissances. À titre comparatif, le taux de mortalité au Japon et dans certains pays européens est désormais deux fois plus faible qu’au Canada, sinon mieux. Par ailleurs, il est tout aussi déconcertant de constater qu’en 2013, le Canada arrivait au 22e rang parmi 29 pays riches au classement de l’UNICEF pour le taux de mortalité infantile, la prévalence de décès à cet égard étant particulièrement élevée chez les Autochtones.

Ces dernières décennies, le nombre de médecins de famille assurant le suivi d’accouchement a considérablement reculé, tout comme le nombre d’hôpitaux offrant des soins de maternité. Du même coup, la proportion de naissances supervisées par des obstétriciens a grimpé en flèche. Ainsi, les obstétriciens participent aujourd’hui à 80 % des naissances dans les hôpitaux ontariens.

Parallèlement, les taux de naissances par césarienne ont connu une augmentation constante, si bien que la proportion d’accouchements par césarienne à l’échelle nationale est passée de 17,6 % en 1995 à 22,5 % en 2001, pour atteindre 27,3 % en 2013 (voir le tableau ci-dessous). À l’heure actuelle, le taux de naissances par césarienne oscille entre les plafonds de 32 % en Colombie-Britannique ou 31 % à Terre-Neuve-et-Labrador, et les taux les plus faibles de 23,1 % en Saskatchewan ou 21,41 % au Manitoba. L’Organisation mondiale de la santé considère que la procédure de naissance par césarienne – qui permet de sauver des vies – demeure sous-utilisée lorsque le taux est inférieur à 10 %, mais devient surutilisée lorsque le taux dépasse 15 %. On a établi que le recours non nécessaire à la césarienne pourrait accroître la morbidité maternelle, notamment en ce qui a trait à l’augmentation des risques de dépression et de stress post-traumatique, à la diminution du taux d’allaitement et aux risques accrus de complications lors des grossesses subséquentes. Les médias laissent généralement entendre que les mères exigent aujourd’hui de plus en plus la césarienne, mais bien peu de données permettent en fait d’établir une corrélation entre l’augmentation du taux national de naissances par césarienne depuis 20 ans et les soi-disant exigences des mères qui souhaiteraient accoucher sans douleur (on parle d’accouchement « de convenance » ou « people »).

 

Les sages-femmes aujourd’hui au Canada

Au cours des années 1990, l’Ontario, la Colombie-Britannique et le Québec ont instauré des programmes de formation structurés pour les sages-femmes, leurs services étant financés par les fonds publics et régis par un cadre réglementaire. Depuis, la plupart des autres régions ont emboîté le pas. Cependant, cette profession n’est toujours pas régie ni subventionnée à Terre-Neuve-et-Labrador, au Yukon, à l’Île-du-Prince-Édouard et au Nouveau-Brunswick (voir le tableau). Par ailleurs, à peine 9 % des naissances au Canada sont actuellement confiées à des sages-femmes. Cette proportion est plus élevée dans certaines régions (19 % en Colombie-Britannique, par exemple), mais l’offre ne suffit pas à la demande, si bien qu’un grand nombre de femmes aux quatre coins du pays ne parviennent tout simplement pas à trouver une sage-femme dûment qualifiée dont les services sont financés par les fonds publics.

Du reste, ce sont les femmes les moins éduquées, les jeunes mères, les femmes célibataires, celles vivant en régions rurales ou éloignées, ou encore celles qui appartiennent à des collectivités défavorisées sur le plan socioéconomique qui éprouvent le plus de difficulté à retenir les services subventionnés d’une sage-femme. Selon l’Association des sages-femmes de l’Ontario, 40 % des Ontariennes qui souhaiteraient consulter une sage-femme n’y parviennent pas, et c’est également le cas dans d’autres provinces en ce qui concerne l’accès aux services d’une sage-femme. Suivant les avancées réalisées au Québec et au Manitoba, l’Ontario a récemment instauré deux centres autonomes subventionnés dirigés par des sages-femmes. Malgré cela, bon nombre de femmes autochtones ou non autochtones n’ont toujours pas accès à de tels services. C’est notamment le cas de Georgina dont on a parlé précédemment, qui se trouve plutôt confrontée à la solitude, dans un cadre étranger aux traditions maternelles propres à sa culture, et isolée de sa famille. Il en résulte bien souvent des « accouchements stressants »[2].

Les soins postnataux modernes au Canada

À l’ère moderne, la durée de séjour des Canadiennes à l’hôpital après l’accouchement a considérablement diminué, passant de cinq jours en 1984‑1985 à un peu moins de deux jours actuellement dans le cas d’un accouchement par voie basse. Compte tenu des coûts importants associés à toute hospitalisation, les gestionnaires des établissements misent en effet sur des congés hâtifs pour les mères et leurs nouveau-nés afin de limiter ou de réduire les dépenses liées aux soins obstétricaux. Les femmes qui bénéficient d’un bon réseau de soutien et d’un accès aux services subventionnés d’un médecin ou d’une sage-femme apprécient généralement les congés hâtifs de l’hôpital.

Tout comme autrefois, le soutien de la famille s’avère souvent d’une importance capitale en période postnatale. Partout au pays, les pères ou conjoints sont beaucoup plus impliqués après la naissance que ne l’étaient ceux des générations précédentes, notamment à la faveur des régimes de congés parentaux. Cette évolution des rôles familiaux se poursuit encore aujourd’hui : selon Statistique Canada, 31 % des nouveaux pères canadiens ont demandé un congé parental en 2013 (ou avaient l’intention de le faire), soit une augmentation marquée par rapport au taux de 3 % enregistré en 2000. Au Québec, la proportion est encore beaucoup plus élevée, surtout depuis l’instauration du Régime québécois d’assurance parentale (RQAP), soit le seul régime au pays prévoyant des congés destinés particulièrement aux pères. Depuis la mise en œuvre du RQAP en 2006, le recours à de tels congés a presque triplé, passant de 28 % en 2005 à 83 % en 2013.

Toutefois, les femmes qui ne peuvent compter sur le soutien familial ni sur de telles ressources structurées sont parfois confrontées à des problèmes affectant leur propre santé ou celle de leur enfant. Les systèmes de soins de santé provinciaux ou territoriaux couvrent un éventail limité de soins postnataux. À l’échelle fédérale, la participation à cet égard se limite généralement à relayer de l’information par l’entremise des provinces, et à formuler des lignes directrices nationales en matière de soins de maternité et de néonatalité. Dans certaines régions, il est encore possible de bénéficier de la visite optionnelle d’un intervenant ou d’une infirmière en santé publique, mais ailleurs, les services offerts au retour à la maison se limitent à un simple appel téléphonique de la part d’une infirmière en santé publique.

Afin de combler ces lacunes, on a assisté à l’apparition de divers services privés de soins postnataux, même si aucune étude n’a encore été publiée au sujet de tels services à but lucratif au Canada. Les services d’une aide en soins postnataux qui sont proposés sur Internet concernent diverses mesures de soutien concrètes et ciblées, comme les soins au nouveau-né, le soutien à l’allaitement naturel ou au biberon, les services de garde d’enfants, la préparation des repas, les tâches ménagères, etc. Malheureusement, le coût relativement élevé de ces formes de soutien ne convient qu’à ceux et celles qui en ont les moyens. Les services d’aide offerts en ligne coûtent généralement autour de 25 $ de l’heure, ou de 100 $ à 1 000 $ pour divers forfaits d’une nuit ou d’une semaine. Il faudra d’autres études dans ce domaine émergent pour préciser l’éventail des services offerts et en définir les retombées pour les mères et leur famille. Il n’existe actuellement aucun ensemble de données statistiques relativement aux usagers de tels services, sur les tendances à cet égard, ni sur les retombées associées à ces soins tarifés. De tels renseignements permettraient de mieux comprendre la nature et l’étendue des besoins réels à combler[3].

L’avenir des soins de maternité au Canada

Notre histoire montre clairement que ce sont d’abord et avant tout les sages-femmes qui ont assumé la charge des soins de maternité sur notre territoire, et ce, avant même l’arrivée des premiers colons européens et jusqu’à l’ère moderne. Non seulement les sages-femmes procuraient-elles des soins techniques essentiels, mais elles favorisaient aussi le soutien social permettant de favoriser la santé et le bien-être des femmes et de leurs nouveau-nés, à domicile comme au sein de la collectivité. Pourtant, avec la modernisation des soins de maternité, les sages-femmes tout comme l’accouchement naturel ont bientôt été délogés par la médicalisation de la naissance, les obstétriciens prenant le relais des médecins de famille pour les soins de maternité, et les services d’encadrement du travail et de l’accouchement étant dispensés dans un nombre de plus en plus restreint de centres hospitaliers. Ce système de soins modernes se caractérise notamment par un taux élevé de césariennes et, par conséquent, par un taux de morbidité inutilement élevé pour les mères. Jusqu’à présent, le retour des sages-femmes et l’intégration de celles-ci dans notre système de soins de santé se sont révélés insuffisants, puisque les sages-femmes sont encore trop peu nombreuses et concentrées dans les centres urbains, et que leurs services ne sont pas offerts équitablement selon les provinces et territoires.

Le Canada cherche encore et toujours à favoriser l’objectif no 5 des OMD. Les familles sont de plus en plus complexes et les conjoints jouent un rôle accru par rapport à la naissance et aux soins de l’enfant. Les études continuent de mettre en relief les moyens d’améliorer la santé des mères et des nourrissons. Dans un tel contexte, le système de soins de santé continuera d’évoluer et de s’adapter afin d’assurer l’accessibilité et l’efficacité des soins de maternité dans les collectivités d’un océan à l’autre.

 


Cecilia Benoit, Ph.D., est une scientifique au sein du Centre for Addictions Research of British Columbia et professeure au département de sociologie de l’Université de Victoria. Elle a été codirectrice du Réseau canadien pour la santé des femmes. Elle a également reçu le Prix du Gouverneur général en commémoration de l’affaire « personne » en 2016.

 

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NOTES

[1]     Cecilia Benoit et autres, « Medical Dominance and Neoliberalisation in Maternal Care Provision: The Evidence from Canada and Australia » dans Social Science & Medicine, 71:3 (août 2010). (Page consultée le 24 août 2015) http://bit.ly/1Jv2r5j

[2]     Cecilia Benoit et autres, « Maternity Care as a Global Health Policy Issue » dans The Palgrave International Handbook of Healthcare Policy and Governance, Ellen Kuhlmann, Robert H. Blank, Ivy Lynn Bourgeault et Claus Wendt (dir.), Basingstoke, Palgrave, 2015. http://bit.ly/1NPii1r

[3]     Cecilia Benoit et autres, « Privatisation & Marketisation of Post-birth Care: The Hidden Cost for New Mothers » dans International Journal for Equity in Health, 11:1 (octobre 2012) http://bit.ly/1ikd1BS

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