Où se situe la famille à une époque de transition? 1re partie

Elise Boulding, Ph. D., fut une conceptrice fondatrice à l’origine du travail de l’Institut Vanier. Elle était sociologue de la famille et auteure et son œuvre a contribué (et continue de contribuer) à notre compréhension des familles et de la vie de famille. En 1981, elle a donné une conférence publique, qui fut par la suite publiée par l’Institut Vanier, intitulée « La place de la famille en période de transition : Imaginer un avenir familial », qui explorait le rôle que jouent les familles dans la vie des individus et de la société au sens large. Alors qu’elle prononçait ces mots il y a de cela plus de trois décennies, la plus grande partie de son propos demeure actuelle en nous démontrant à quel point la famille constitue une pierre angulaire de notre société en constante évolution.

Le texte suivant est le premier de deux extraits. Le deuxième sera publié sur le blogue de l’Institut Vanier la semaine prochaine. La présentation complète de la conférence est disponible dans son format original via le lien en bas de page.

 

Les familles et la société interagissent et s’adaptent entre elles

Chaque époque invente les formes familiales dont elle a besoin. La forme familiale particulière qui comprend la mère, le père et les enfants, et que nous avons tendance à tenir pour « le modèle familial » de notre époque, n’est que l’une de ces formes familiales. Il y a toujours eu des foyers monoparentaux, il y a toujours eu des familles élargies, il y a toujours eu des foyers groupant des personnes non apparentées entre elles, mais unies pour des raisons de commodité économique, politique et sociale.

La famille constitue le mécanisme adaptateur de la société qui nous aide à traverser sans encombre les « zones de perturbation » alors que nous passons d’une époque à une autre. Elle pourvoit l’ordre social de cette élasticité qui nous permet de nous allonger et de nous contracter, de modifier nos schèmes de grandeur, de groupement et d’organisation. La famille est un creuset propice à la création de ce qui est autre, de ce qui est différent, de ce qui est novateur. C’est à la fois l’adaptatrice et la créatrice du nouveau. La famille, c’est un instrument qui permet de concevoir les options de l’avenir.

Par famille, j’entends tout genre de groupe qui fournit un cadre à résonance familiale. Je range dans cette catégorie les foyers des personnes qui vivent seules, puisque dans bien des cas elles maintiennent un réseau familial de relations, et cela aussi c’est un type de famille. Tout ce que les êtres humains édifient ou sustentent à travers le temps constitue une famille. La nouvelle caractéristique de notre époque, c’est que nous en tenons compte, que nous faisons cas du façonnement des rapports humains. Le groupement familial est particulièrement bien placé pour réussir ce façonnement des personnes d’autant plus que la famille se mue en instrument d’analyse de la complexité de la planète.

Il suffit d’y réfléchir : le fait de grandir dans une famille comptant des vieillards, des gens d’âge mûr et des enfants, bref un groupe où tous les âges sont représentés, constitue le genre d’expérience humaine le plus complexe qui soit, acquis directement dans le milieu le plus intime de chacun. Quotidiennement, chaque membre du groupement familial est plus vieux d’une journée que la veille. Les gens changent presque chaque jour, surtout pendant l’enfance. Les jeunes grandissent, les vieux rétrécissent. Que nous soyons en croissance ou en décroissance, nous changeons continuellement de taille et de forme, nous nous amincissons, nous nous alourdissons, nous avons besoin d’autres vêtements, nous nous faisons d’autres amis, nos aspirations et nos perceptions évoluent, notre façon d’analyser les renseignements relatifs à l’environnement se modifie. Qu’il s’agisse d’une famille petite ou nombreuse, chaque membre de la famille réunit en lui-même une panoplie complexe de souhaits, d’aspirations et de besoins.

Ce qu’il y a de merveilleux au sein du contexte familial, c’est que chacun négocie ces changements chaque jour que la Providence amène. Vous ne pouvez pas réagir aux autres membres de votre famille, sans vous créer des ennuis, en fonction des personnes que vous avez connues la veille. On vous invectivera immédiatement si vous traitez un frère, une sœur, un parent ou un enfant en fonction de ce qu’ils ignoraient hier et non pas de ce qu’ils savent aujourd’hui. Vous ne pouvez simplement pas les traiter en tenant compte de leurs perceptions de la veille. Ils en savent plus sur le monde aujourd’hui qu’ils n’en savaient la veille, et ils répugnent à être traités comme quelqu’un qui ne comprend pas. Le passage du tricycle à la bicyclette et de la bicyclette à la voiture de promenade saute aux yeux, car il s’agit d’une transition d’envergure. Mais de petites transitions ont lieu chaque jour.

Les familles nous enseignent la complexité

Bref, à l’intérieur du groupement familial, sans même que nous ayons à nous y arrêter pour y réfléchir, nous négocions des changements extraordinaires marquant chaque personne de notre entourage, nous changeons nous-mêmes et nous adoptons notre comportement aux autres. Bien entendu, je décris le phénomène de façon analytique. Normalement, ce n’est pas en ces termes que nous l’évoquons.

Enseignant la complexité, la famille présente un autre avantage : un courant instantané de rétroaction. Vous pouvez poser toutes sortes de gestes insolites au travail, en classe, dans la communauté : il se peut fort bien que pas un seul commentaire ne relève les erreurs ou les bonnes actions que vous avez faites. En famille, les réactions ne se font pas attendre. « C’était très gauche! » ou « C’était bien réussi! » Nous n’apprenons que dans la mesure où notre comportement suscite une rétroaction. Dans ce microcosme qu’est la famille, nous bénéficions d’un courant ininterrompu de rétroaction sur la qualité de nos jugements et sur ce qu’en pensent tous les autres membres de la famille.

Je dois vous donner l’impression d’évoquer une famille utopique, idéale de compréhension mutuelle. Je vous assure qu’il n’en est rien. Les erreurs, les conflits, les chicanes et les disputes au sujet de la voiture familiale, de l’argent de poche accordé aux enfants, bref, toute cette toile de fond d’hostilité fait partie du réseau de rétroaction qui nous permet de mûrir et de pouvoir évoluer dans un environnement complexe en mutation accélérée. Toutefois, nous ne sommes pas conscients, pour la plupart, de ce que nous apprenons au foyer. Mais cette complexité nous accompagne dans la société en général et nous rend capables de formuler consciemment des jugements sur les aspirations et les besoins changeants des gens. Nous puisons constamment aux connaissances acquises au foyer, mais on ne nous a pas appris à le reconnaître. J’estime qu’il est temps de le faire et de commencer à tirer profit de cet apprentissage fondamental de la complexité.

La taille de la famille constitue un précieux avantage. Je participe à plusieurs projets de recherche sur nos capacités d’adaptation aux catastrophes, aux changements climatiques, à la destruction infligée par la guerre. Chaque fois qu’on s’emploie à élaborer un micromodèle en vue de tenir compte des besoins particuliers de tous les individus qui composent une foule de gens, on aboutit à un échec : plus nombreux sont les gens qui font l’objet de la planification, plus les différences particulières sont tout bonnement laissées de côté. Les groupes qui s’adaptent le mieux aux calamités de toutes sortes – inondations, famines, sécheresses, guerres – sont les groupements de type familial. Ils peuvent resserrer leurs rangs et redistribuer les fonctions. Le groupe familial est en mesure de réagencer l’usage qu’il fait de son environnement plus rapidement que tout autre groupe plus nombreux. C’est le groupe capable de s’adapter par excellence.

Conséquemment, dans tous les pays, le savoir-faire familial est indispensable à la survivance sociale. La famille est plus qu’un instrument d’adaptation : c’est un instrument de changement. Alors que la société est aux prises avec de nouvelles notions de dévolution des rôles suivant le genre, c’est au foyer que le comportement pratique est refaçonné. Bien sûr, il nous faut remanier nos manuels scolaires afin qu’ils présentent des images plus diversifiées de l’homme et de la femme, qu’ils n’affublent pas toutes les femmes d’un tablier. Néanmoins, le partage du travail, le partage des tâches parentales, bref, les habitudes qui changent et refaçonnent la personne humaine se contractent au foyer.

Les familles vivent un « présent qui englobe deux siècles »

Outre sa taille et sa valeur de laboratoire social qui en fait un instrument de changement, la famille est pourvue d’une caractéristique spéciale : sa structure transgénérationnelle lui permet d’appréhender l’espace temporel et le cheminement social. Nous souffrons, notamment à notre époque, d’une conception étriquée du cheminement social. On a l’impression que tous les événements de quelque importance sont survenus au cours des dix dernières années et qu’avant cela, c’est de l’histoire ancienne. Mais une ou deux décennies, c’est une tranche temporelle trop mince pour nous permettre de comprendre la nature des changements qui se font jour dans la société. Le caractère intergénérationnel des rapports familiaux nous permet de cerner des travées temporelles plus étendues.

Je livre à votre réflexion un concept que je trouve fort utile : celui du présent englobant deux siècles. Il s’agit d’un présent authentique dans le contexte familial. Je m’explique. Nous sommes aujourd’hui le 19 mars 1981. À une extrémité du présent qui englobe deux siècles, c’était le 19 mars 1881, soit le jour de la naissance des gens qui célèbrent aujourd’hui leur centième anniversaire. À l’autre extrémité du présent prolongé, ce sera le 19 mars 2081, soit le centième anniversaire des bébés qui voient le jour aujourd’hui. Peut-être votre famille ne compte-t-elle aucun centenaire ni aucun nouveau-né à l’heure actuelle. Néanmoins, parmi les membres de votre famille élargie et parmi les personnes qui entretiennent avec vous d’étroits rapports familiaux, certains sont sans doute nés il y a près d’un siècle et d’autres vivront encore dans cent ans.

Songer que cette durée englobe le vécu actuel des gens que vous connaissez et qui vous sont chers, c’est la rendre d’emblée accessible et habitable. C’est véritablement notre envergure temporelle; cette étendue de deux siècles nous appartient. C’est notre espace vital. Et c’est à l’intérieur de cet espace que nous devons réfléchir, planifier, juger, évaluer, espérer et rêver. Ce prolongement de ce que nous considérons normalement comme notre avenir et notre passé, intégré à notre expérience présente, nous permet de mieux assimiler les changements.

Le sentiment d’identité personnelle peut prendre une grande envergure pour peu que l’on puise à l’expérience de la vie familiale. Bien des gens ne tiennent pas leur famille pour cette perspective historique vécue au présent. Nous ne partageons pas, autant que nous pourrions le faire, cet avantage transgénérationnel de la famille. Il s’agit d’un outil que nous avons à notre portée pour favoriser ce genre de partage, et je vous indiquerai dans quelques instants comment on peut y recourir à cette fin. Il n’est pas nécessairement employé de cette façon, mais lorsqu’il l’est, il se transforme en levier puissant de raffermissement en période d’évolution accélérée.

La présentation complète de la conférence est disponible dans son format original via ce lien.

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