Les familles et le sommeil

David B. Posen, M. D.

Le sommeil est une affaire de famille : quand les besoins de chacun sont comblés, tous les membres de la famille en bénéficient; par contre, dès que l’un d’eux se trouve en déficit, tout le monde s’en ressent. Des études ont montré que le manque de sommeil est aujourd’hui aussi préoccupant que pouvaient l’être les effets néfastes du tabagisme, il y a 50 ans. C’est du moins ce qu’a constaté le Dr Charles Czeisler, qui dirige la Division de la médecine du sommeil à la Harvard Medical School. Les ménages canadiens sont nombreux à devoir composer avec des lacunes quant à cette ressource familiale essentielle. Et un tel déficit (qui tient notamment aux longues heures de travail, aux progrès technologiques et à la culture du « toujours accessible ») se répercute sur la productivité au travail, le rendement scolaire et la santé en général, sans compter les effets marqués sur la vie de famille et les familles elles-mêmes.

Quels sont les bienfaits du sommeil?

Le sommeil a des fonctions multiples. C’est le moment de renouveler l’énergie dont le corps a besoin : il s’agit d’une période de récupération et de repos profond, un peu comme si l’on entrait en « mini-hibernation ». Les hormones responsables du stress tombent au neutre, le rythme cardiaque décélère, la pression artérielle diminue, le métabolisme ralentit et la température corporelle descend. C’est aussi durant le sommeil que le corps sécrète les hormones de croissance, qui sont essentielles au développement des enfants, et qui contribuent au renouvellement et à la restauration des cellules chez les adultes. Lorsque nous dormons, notre système immunitaire fonctionne à plein régime et produit des lymphocytes T pour combattre les infections. C’est aussi à ce moment que sont sécrétées les hormones qui commandent la faim et la satiété (la leptine et la ghréline), c’est-à-dire celles qui modulent l’appétit, la prise alimentaire et le poids corporel.

Les symptômes d’un sommeil déficitaire sont les mêmes que ceux du stress.

L’importance du sommeil ne se limite pas seulement à la physiologie, mais touche aussi les fonctions mentales qui sont régies par celui-ci. Pendant le sommeil, le cerveau en profite pour faire « le ménage », c’est-à-dire traiter et organiser les informations accumulées au cours de la journée, tout en laissant tomber celles qui ne sont pas pertinentes (la couleur du chandail d’une personne croisée dans le métro, par exemple). C’est aussi pendant le sommeil que le cerveau consolide les processus de la mémoire et les nouveaux acquis. De fait, les recherches ont montré que l’apprentissage s’intensifie pendant le sommeil.

Les symptômes d’un sommeil déficitaire sont les mêmes que ceux du stress. Autrement dit, sur le plan physiologique, le manque de sommeil se manifeste sous forme de stress dans notre organisme. Lorsque le sommeil est insuffisant, le taux de cortisol (la principale hormone liée au stress chronique) demeure élevé plus longtemps, ce qui entraîne des effets néfastes pour le corps. De même, les personnes qui manquent de sommeil éprouvent plus de difficulté à affronter des situations stressantes, à résoudre des problèmes, à faire preuve de créativité et d’innovation, ou encore à se montrer sociables et de bonne compagnie.

L’incidence du sommeil (et du manque de sommeil) sur la famille

Il existe des interrelations complexes entre les habitudes de sommeil et la vie de famille, si bien que les incidences d’une carence de sommeil sont aussi bien ressenties par le sujet lui-même que par ses proches. Pour illustrer ces effets, observons d’abord le cas de conjoints vivant sous le même toit. En règle générale, le couple partage le même lit, ce qui suppose une dynamique particulière qui influe éventuellement sur la durée et la qualité du sommeil des conjoints. Lorsque deux personnes dorment ensemble, d’importants facteurs liés au sommeil entrent en ligne de compte et sont sujets à d’éventuelles négociations (ou ententes), notamment la taille du lit, la fermeté du matelas, la température ambiante de la chambre à coucher et la présence d’appareils électroniques (puisque des études ont révélé que la lumière émise par les téléviseurs, les téléphones intelligents, les tablettes ou les liseuses à écran lumineux sont susceptibles de nuire à la qualité du sommeil).

Par ailleurs, on peut penser que l’heure du coucher ou du lever du conjoint influera aussi sur le sommeil de l’autre. Si les membres du couple ont des horaires divergents, les habitudes de sommeil de l’un et l’autre peuvent être perturbées par le va-et-vient ou la routine de chacun. Peut-être même que, pour passer un peu plus de temps avec son conjoint, l’un des deux partenaires aura tendance à se coucher un peu plus tard qu’il ne le souhaiterait, quitte à perdre quelques précieuses heures de sommeil. Dès lors, il importe que les partenaires qui partagent le même lit discutent ouvertement de la quantité de sommeil dont chacun a besoin. De telles décisions et accords mutuels auront des retombées certaines sur la qualité du sommeil des partenaires, mais elles risquent parfois d’entraîner des conflits, ou au contraire d’offrir la possibilité d’exprimer de la considération, du respect et une volonté de compromis.

Dès le début de toute cohabitation jusqu’aux derniers jalons de la vie, toutes les familles sont touchées par les questions liées au sommeil, tant sur le plan individuel que collectif.

Ces décisions sont des choix conscients qui concernent le sommeil et la chambre à coucher. Toutefois, il existe aussi des facteurs involontaires. Par exemple, l’un des principaux éléments perturbateurs du repos tient sans doute au sommeil bruyant ou agité du partenaire, les problèmes les plus souvent cités étant les mouvements fréquents et les ronflements. Il existe d’ailleurs plusieurs causes au ronflement, certaines étant mécaniques (comme la position du dormeur), et d’autres physiologiques (amygdales palatines ou pharyngiennes surdimensionnées, luette élargie). Dans certains cas, le ronflement atteint une intensité sonore digne d’un site industriel, qui fait pratiquement vibrer les carreaux, au risque de déranger les dormeurs d’une autre chambre, pendant que le ronfleur lui-même, étonnamment, n’est pas le moins du monde importuné.

L’apnée obstructive du sommeil et le syndrome des jambes sans repos figurent parmi les troubles du sommeil les plus répandus. L’apnée du sommeil se manifeste par de nombreux épisodes d’arrêts respiratoires involontaires au cours d’une même nuit (plusieurs fois par heure, en fait), et il n’est pas rare que la personne soit prise de soubresauts qui visent à la réveiller pour reprendre son souffle. Quant au syndrome des jambes sans repos, le sujet ressent un inconfort aux jambes qu’il ne peut soulager qu’en les agitant frénétiquement, ce qui dérange évidemment le partenaire de lit. Lorsque de tels troubles se manifestent à un certain âge, il n’est pas rare que les couples choisissent de dormir dans des lits séparés, voire de faire carrément chambre à part.

Nouveaux parents : un sommeil parsemé d’embûches

Dès qu’un couple décide d’avoir des enfants, un vaste éventail de nouveaux facteurs entrent en ligne de compte et viennent bousculer les habitudes et l’hygiène du sommeil. Tout commence généralement dès la grossesse : les femmes enceintes ont souvent de la difficulté à dormir parce que le bébé grossit et qu’il bouge, ou encore parce que les allers-retours à la salle de bain se multiplient. Et quand bébé arrive, les perturbations du sommeil deviennent la norme : le nouveau-né pleure pour faire savoir qu’il a faim, qu’il faut changer sa couche ou qu’il a besoin qu’on s’occupe de lui. Ces besoins ont des conséquences pour la nouvelle mère (surtout si elle allaite son enfant), mais aussi pour son partenaire. Il s’agit toujours d’une période éprouvante quant au sommeil, si bien que la négociation devient un élément central.

Lorsque les enfants auront grandi un peu (vers l’âge de 3 ou 4 ans), ils pourront se lever et s’habiller seuls, mais il faudra alors décider si l’un des parents se lève lui aussi, ou si les enfants prendront plutôt l’habitude de s’occuper tout seuls dans la salle familiale ou au sous-sol pendant que leurs parents sont encore au lit. Plusieurs parents créent une sorte de dépendance à cet égard, c’est-à-dire que les enfants s’attendent à avoir de la compagnie et à recevoir de l’attention dès le lever, ce qui revient à priver l’un des parents, ou les deux, des quelques heures de sommeil dont ils auraient encore besoin.

En raison de leur physiologie, les adolescents ont besoin de dormir plus longtemps

L’étape suivante dans les rapports qu’entretiennent les parents avec le sommeil se manifeste au début de l’adolescence de leurs enfants. En effet, c’est à ce moment que survient un phénomène appelé « rupture des rythmes périodiques », où l’adolescent se couche de plus en plus tard, mais dort comme une souche le lendemain matin. Ce processus est généralement mal compris des parents, qui déplorent souvent que leur enfant ne pense qu’à s’amuser le soir (en retardant l’heure du coucher), mais qu’il faut littéralement le tirer du lit le lendemain pour aller à l’école (parce qu’il a du mal à se lever, ou s’en trouve tout simplement incapable). En réalité, certains facteurs biologiques permettent d’expliquer une telle situation.

Chez les adultes, le taux de cortisol diminue progressivement vers 22 h et l’organisme sécrète alors de la mélatonine, l’hormone du sommeil. C’est à ce moment que le sommeil nous gagne. Plus tard, quelque part entre 6 h et 8 h, la sécrétion de mélatonine s’arrête et l’organisme bénéficie alors d’une poussée de cortisol : c’est l’heure du réveil et le début de la journée.

Pour les adolescents toutefois, ce processus est retardé d’une ou deux heures, si bien que la relâche du cortisol et l’entrée en scène de la mélatonine ne se produisent que plus tard en soirée, alors que le processus inverse du lendemain matin survient lui aussi avec une ou deux heures de retard. Il existe donc une cause physiologique expliquant que les adolescents se couchent tard : ils ne sont tout simplement pas fatigués. Et s’il faut les tirer du lit à l’heure où ils étaient déjà debout auparavant, c’est parce que leur cerveau en a encore pour une heure ou deux en « mode sommeil ». L’adolescent reste au lit parce qu’il ne peut pas se réveiller, ou alors avec beaucoup de difficulté.

Les adolescents sont souvent tiraillés entre leurs besoins physiologiques et les impératifs scolaires.

En plusieurs endroits, l’heure du début des classes au secondaire a été repoussée à 9 h, voire à 10 h, pour mieux tenir compte du rythme biologique des adolescents. Par la suite, certaines commissions scolaires ont constaté une présence accrue à l’école, une amélioration des résultats scolaires, et une diminution des problèmes comportementaux chez les élèves qui ont la chance de dormir en fonction de leur propre horloge biologique. De plus, ces horaires adaptés bénéficient également aux familles, où les conflits du matin sont moins lourds au moment de réveiller les enfants, sans compter que l’humeur de la maisonnée et la collaboration des adolescents s’améliorent avec le repos nécessaire.

Les adolescents sont souvent tiraillés entre leurs besoins physiologiques et les impératifs scolaires. L’un des problèmes récurrents touche les devoirs et les études qui s’éternisent tard en soirée. Il est vrai que la plupart des adolescents manquent de sommeil (les plus chanceux dorment à peine sept heures par nuit, alors qu’il leur en faudrait neuf ou dix). Or, si l’on ajoute à cela la tendance généralisée à se coucher bien après minuit pour terminer des devoirs ou se préparer à des examens, la situation devient beaucoup plus problématique : plus les jeunes sont fatigués, moins ils sont en mesure d’obtenir de bons résultats aux examens qu’ils avaient préparés. Au surplus, certains adolescents travaillent à temps partiel pendant l’année scolaire, ce qui suppose d’autres difficultés pour concilier l’école et le travail sans toutefois négliger le temps de sommeil d’autant plus long dont ils auraient besoin.

Stanley Coren, psychologue à l’Université de la Colombie-Britannique de Vancouver, a procédé à une méta-analyse pour évaluer les incidences du déficit de sommeil sur le quotient intellectuel, et les résultats sont pour le moins étonnants. Dans une entrevue accordée à un quotidien, M. Coren affirme qu’« une heure de sommeil en moins sur un total de huit heures équivaut à soustraire un point au Q.I., et chaque heure subséquente qu’il faut retrancher entraîne la perte de deux autres points. Ces déficits sont cumulatifs, si bien qu’une carence de deux heures de sommeil par nuit durant une semaine, soit cinq jours, correspond à une perte de 15 points ». [traduction]

D’ailleurs, les tests par IRM fonctionnelle corroborent ce constat : l’activité électrique du cerveau diminue lorsque le sujet est privé de sommeil. Ainsi, l’élève qui passe une nuit blanche verrait ses capacités cognitives considérablement diminuées le lendemain en fin d’après-midi, si bien que son rendement serait alors lourdement hypothéqué, parfois même jusqu’au lendemain matin.

Le travail par postes exige des habitudes de sommeil irrégulières

Le travail par quarts entraîne aussi divers facteurs de perturbation du sommeil pour les membres de la famille. J’ai moi-même travaillé comme médecin de famille pendant 17 ans, ce qui impliquait notamment d’être disponible sur appel au moins une fois par semaine, en plus des soirées à l’urgence et des veilles pour les accouchements après minuit. Par conséquent, il n’était pas rare que mon téléphone ou mon téléavertisseur retentisse en plein milieu de la nuit, ce qui dérangeait mon épouse. Le même scénario se produit dans toutes les familles où quelqu’un doit être disponible pour les urgences de nuit, comme c’est le cas des médecins, des infirmières de salle d’opération, des techniciens d’hôpital, du personnel de sécurité, ou même des propriétaires d’entreprises lorsqu’une alarme se déclenche en pleine nuit.

Les travailleurs de nuit vont à l’encontre de leur propre physiologie.

Ceux et celles qui travaillent par postes sur une base régulière doivent aussi composer avec un sommeil perturbé, comme les policiers, les pompiers, les conducteurs d’ambulance, les ambulanciers paramédicaux, les agents de sécurité, les travailleurs d’usine et les préposés à l’entretien ménager des édifices à bureaux. Les travailleurs de nuit vont à l’encontre de leur propre physiologie, puisqu’il leur faut être éveillé à l’heure où leur rythme biologique est plutôt programmé pour le sommeil.

À la fin de leur quart, ces travailleurs retournent à la maison pour dormir un peu, ce qui entraîne des incidences pour toute la famille, puisque chacun est alors tenu de se faire le plus silencieux possible, c’est-à-dire d’éviter partiellement ou complètement d’utiliser la radio ou la télé, ou encore de s’abstenir de converser au téléphone ou d’inviter des amis à la maison. Lorsqu’un membre de la famille tente désespérément de trouver le sommeil en plein jour, tous les bruits deviennent dérangeants puisque l’organisme est programmé pour être en éveil. Par conséquent, les exigences auxquelles se plient les autres membres de la famille pour respecter un horaire atypique ou des habitudes de sommeil irrégulières sont parfois source de frictions, si bien que la communication, l’ouverture et la négociation deviennent alors primordiales.

En vieillissant, le besoin de sommeil évolue au gré des changements physiologiques

Enfin, d’autres circonstances se manifestent à l’autre bout du spectre de l’âge, notamment en ce qui a trait à la ménopause chez les femmes, qui occasionne parfois des bouffées de chaleur nocturnes susceptibles de perturber le sommeil. Chez les hommes vieillissants, c’est souvent l’augmentation du volume de la prostate qui les contraint à se rendre à la salle de bain plusieurs fois chaque nuit. Dans ces circonstances, certaines personnes ont du mal à se rendormir. Par ailleurs, les problèmes de santé qui accompagnent parfois le vieillissement peuvent miner la qualité du sommeil, notamment lorsque la respiration se fait plus difficile en raison de troubles pulmonaires ou cardiaques, ou à cause de maux et de douleurs liées à l’arthrite, à une blessure ou à d’autres affections musculo-squelettiques.

Les personnes âgées doivent aussi composer avec certains troubles du sommeil qui sont plus fréquents parmi ce groupe d’âge. C’est le cas de l’apnée obstructive du sommeil, surtout chez les sujets en surpoids. Il s’agit d’un problème encore largement sous-diagnostiqué et trop peu pris en charge. Lorsque l’apnée du sommeil se manifeste chez un sujet qui dort par ailleurs suffisamment, la quantité de sommeil est adéquate mais pas la qualité. Dans de tels cas, les membres de la famille représentent alors une plus-value, puisque c’est souvent la personne qui partage le même lit qui remarquera les symptômes (et non le sujet lui-même).

Le sommeil : une affaire de famille

Avec l’alimentation et l’exercice, le sommeil constitue l’une des trois clés de voûte d’une bonne santé. Dès le début de toute cohabitation jusqu’aux derniers jalons de la vie, toutes les familles sont touchées par les questions liées au sommeil, tant sur le plan individuel que collectif. Il s’avère donc essentiel de connaître ses propres besoins, et ceux des autres membres de la famille, pour favoriser une bonne hygiène du sommeil et éviter les effets néfastes d’un déficit à cet égard. De fait, chacun devrait bien comprendre les rouages du sommeil pour pouvoir en discuter et porter à cette question toute l’attention qu’elle mérite. Le sommeil est véritablement une affaire de famille, qui a des incidences importantes sur le bien-être physique et psychologique. En somme, la gestion du sommeil contribue à resserrer les liens familiaux, puisqu’elle donne à chacun l’occasion de se montrer attentionné, respectueux, compréhensif et prévenant envers l’autre.

 


Le Dr David Posen a publié des livres à succès (Always Change a Losing Game: Winning Strategies for Work, Home and Health et The Little Book of Stress Relief). Il est aussi réputé à l’échelle internationale comme présentateur et conférencier. Son champ de spécialisation porte sur le stress et la gestion du changement. Dans son plus récent livre intitulé Is Work Killing You?, il s’intéresse aux interrelations entre le travail et le bien-être.

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