Travail et famille : Les incidences de la mobilité, des horaires de travail et de la précarité d’emploi

Elise Thorburn, Ph. D. (Université Memorial)

Téléchargez ce document en format PDF

La main-d’œuvre au Canada entreprend un immense virage, et plusieurs travailleurs ou chercheurs d’emploi en sont pleinement conscients. Depuis quelques années, les emplois précaires et instables sont de plus en plus fréquents, tout comme les emplois nécessitant de longs déplacements matin et soir ou durant la journée de travail. Au surplus, l’automatisation technologique des horaires de travail pour la répartition des tâches occupe une place grandissante dans divers secteurs. En somme, cet environnement changeant risque d’entraîner des incidences importantes sur les travailleurs et leur famille.

L’automatisation technologique des horaires de travail pour la répartition des tâches occupe une place grandissante dans divers secteurs.

Dans le cadre d’une étude récente pour le compte du Partenariat en mouvement1, divers syndiqués et représentants syndicaux canadiens ont été interrogés en vue de mieux connaître les moyens qu’ils mettent en œuvre pour assumer leurs responsabilités familiales non rémunérées malgré leurs horaires de travail souvent irréguliers et les déplacements longs et épuisants. Cette démarche visait à mieux comprendre comment ces travailleurs parviennent à concilier les exigences du travail et de la vie personnelle dans des secteurs de plus en plus mobiles et précaires, et quelles sont les avenues privilégiées par les syndicats pour favoriser la conciliation à cet égard, tant pour les travailleurs que pour leur famille.

Les travaux du Partenariat en mouvement révèlent qu’un nombre important – mais difficilement quantifiable – de Canadiens travaillent dans une autre ville, une autre province voire un autre pays loin de leur domicile et de leur famille, et que cette mobilité pour le travail suit des tendances souvent complexes et nuancées2. Dans bien des cas, ces travailleurs investissent beaucoup de temps et de ressources afin de gérer et d’encadrer les incidences de cette mobilité.

Cette étude est axée sur deux volets particuliers de la mobilité, soit :

1. l’ampleur et la complexité des déplacements, notamment en ce qui concerne les emplois qui supposent plus d’une heure de navettage quotidien entre le domicile et le travail (y compris le temps nécessaire pour passer à la garderie ou pour reconduire un conjoint, un parent, etc.);

2. la mobilité pendant le quart de travail ou dans le cadre du travail, entre autres pour les travailleurs qui doivent se déplacer d’un site à l’autre durant la journée, comme les préposés aux services de soutien à la personne ou les infirmières à domicile.

Du reste, la ligne entre ces deux volets n’est pas tout à fait nette, si bien que la réalité de certains travailleurs suppose d’importants déplacements matin et soir en plus d’une grande mobilité durant la journée. Tous les participants de l’étude provenaient de la région métropolitaine de Toronto et travaillaient dans le secteur des soins de santé à domicile, dans le secteur aéroportuaire et du transport aérien, ou dans celui de l’éducation supérieure (ou représentaient des employés de ces secteurs). Les salaires, les compétences requises ainsi que les caractéristiques démographiques des employés de ces milieux de travail sont très différents, mais cette diversité souligne que les enjeux en cause peuvent toucher divers milieux et plusieurs profils de travailleurs.

L’attente non rémunérée : du « temps emprunté à la famille »

Parmi les incidences de la mobilité et de l’organisation moderne des horaires de travail, il faut notamment compter le temps d’attente non payé qui touche ces divers types de travailleurs, qui sont parfois dans un entre-deux, c’est-à-dire ni à la maison ni officiellement au travail. Plusieurs considèrent d’ailleurs qu’il s’agit de temps emprunté à la famille, sans compter les incidences sur le budget familial. Par exemple, l’employé qui paie des frais de garderie pendant qu’il attend sans rémunération risque de se trouver devant des bénéfices négatifs. C’est le cas notamment d’un travailleur aéroportuaire qui raconte avoir déjà eu un quart débutant à 2 h 30 du matin. Or, le dernier autobus vers son lieu de travail passait dans son quartier à minuit, si bien que, pour ne pas être en retard, il arrivait souvent au travail une heure ou plus avant son quart et occupait ce temps (non rémunéré) à dormir ou à attendre sur place.

Les travailleurs en soins de santé à domicile sont aussi confrontés à de longs intervalles non rémunérés, comme l’ont constaté Kathleen Fitzpatrick et Barbara Neis3. Certains travailleurs ayant participé à leur étude n’étaient payés que pour la durée des soins directs auprès du patient; par conséquent, l’intervalle entre deux rendez-vous était à leurs frais, peu importe la durée du temps d’attente. Voici les propos d’une préposée aux services de soutien à la personne :

Le matin, je commence à 9 h 30 pour m’occuper d’un patient durant deux heures. Ensuite, je n’ai pas d’autre client avant 13 h 30. Entre-temps, s’il ne fait pas trop froid à l’extérieur, il m’arrive d’aller m’asseoir sur un banc dans un parc, mais la plupart du temps j’attends chez Tim Hortons ou dans un centre commercial. Je n’ai pas les moyens de me payer un café chaque jour en attendant le prochain rendez-vous, mais c’est quand même trop loin pour rentrer à la maison et revenir ensuite.

La mobilité de son travail implique qu’elle se retrouve loin de chez elle dans l’intervalle entre deux clients, alors qu’elle n’est pas payée. Or, le bilan négatif ne tarde pas à se creuser lorsqu’on accuse ainsi une période d’attente de deux heures alors que les enfants ont été confiés à la garderie ou à une gardienne à domicile.

Et au-delà des pertes ou bénéfices négatifs, ces temps d’attente représentent aussi du temps non rémunéré passé loin de la famille. Certains travailleurs privilégient le multitâche pour récupérer le mieux possible le temps qu’ils ne peuvent consacrer à leur famille. Par exemple, certains parents ayant des enfants un peu plus âgés disent qu’ils « jouent leur rôle parental au téléphone », que ce soit durant leurs longs déplacements matin et soir, dans l’intervalle entre deux patients ou encore entre deux destinations au fil de leur journée de travail. Un représentant syndical du secteur des soins de santé à domicile raconte d’ailleurs qu’une syndiquée de son groupe communiquait toute la journée avec sa fille par textos. Un autre raconte que plusieurs travailleurs en profitent pour discuter des choses de la vie avec leurs enfants alors qu’ils font la cuisine, les devoirs ou la navette entre la maison et le travail. Durant ces longs déplacements ou pendant les trajets entre deux rendez-vous, le téléphone devient une sorte de filin de sûreté pour plusieurs, qui peuvent alors mieux s’engager comme parents et atténuer un peu le stress « de laisser son enfant seul alors qu’il n’en serait rien autrement », comme l’évoque l’un des travailleurs.

Au-delà des pertes ou bénéfices négatifs, ces temps d’attente représentent aussi du temps non rémunéré passé loin de la famille.

Selon des employés universitaires interrogés dans le cadre de cette étude, les longs déplacements requis pour donner des cours à horaires fixes peuvent servir à récupérer quelques heures de sommeil ou encore à effectuer certains travaux préparatoires, des lectures ou des corrections de travaux étudiants. Un travailleur universitaire ayant un enfant en bas âge raconte que les longs déplacements en train durent souvent plus de trois heures et demie et représentent pour lui une rare occasion de reprendre un peu de sommeil ininterrompu. Il admet par contre, tout comme un autre de ses collègues, que les longs déplacements et les horaires fixes sont des facteurs importants de troubles mentaux et perturbent largement les liens familiaux et sociaux.

Les effets de la mobilité et des horaires sur le bien-être de l’employé et de la famille

Les incidences en matière de santé mentale sont bien répertoriées au carrefour du travail à statut précaire, des longs déplacements quotidiens et des impératifs liés aux soins des enfants4. Les travailleurs universitaires interrogés évoquent d’ailleurs diverses répercussions sur le bien-être et la santé mentale découlant de la nécessité de conjuguer les responsabilités familiales avec la mobilité et les horaires de travail (ex. : stress, fatigue, anxiété). L’un des répondants affirme connaître d’importantes difficultés psychologiques en lien avec la « situation éprouvante » vécue à la maison à cause des déplacements quotidiens et des horaires : « Un peu plus tôt cet automne, j’étais si désespéré que je n’avais même pas la force de solliciter de l’aide thérapeutique. » Compte tenu des horaires, de l’importante mobilité et des responsabilités familiales, trouver le temps et l’énergie de s’occuper de sa santé mentale représentait à ses yeux un obstacle insurmontable. En somme, les horaires et les déplacements quotidiens faisaient contrepoids à l’enthousiasme que suscitait son travail, si bien qu’il était souvent complètement exténué en fin de trimestre. Il affirme aussi qu’il lui était pratiquement impossible d’entretenir son cercle social à l’extérieur de sa famille immédiate, à un point tel qu’« il fallait toute une planification pour seulement trouver le temps d’aller chez la coiffeuse ».

Pour les travailleurs mobiles, l’accès à des services de garde de qualité, abordables et compatibles avec des horaires atypiques présente un problème de taille.

Selon une autre travailleuse universitaire et syndicale, le temps passé sur la route accroît la fatigue, si bien que l’arrivée à la maison après la garderie ou l’école devient d’autant plus redoutable : « On est tellement fatigué et à pic, et les enfants aussi… On n’arrive jamais à respecter vraiment son horaire ou celui des enfants, si bien qu’on finit par se sentir coupable et incompétent. » Elle raconte avoir éprouvé de l’anxiété longtemps après avoir laissé cet emploi, juste à penser à la nécessité de devoir se lever tôt et de se presser pour faire un long et éprouvant trajet vers le travail : « C’est comme si tout était toujours fait à la dernière minute, et ça m’angoisse encore. » Du reste, elle croit avoir transmis ce sentiment à ses enfants en suscitant chez eux une sorte d’urgence ou d’anxiété, et l’impression que les adultes qui s’occupent d’eux sont dans un état perpétuel de stress aigu. Ces propos font écho aux constatations de Stephanie Premji dans le cadre de ses travaux sur les travailleurs immigrants à statut précaire à Toronto, qui a relevé que les inquiétudes liées à l’insécurité économique découlant du travail avaient causé un stress familial et des symptômes de dépression chez les enfants de ces travailleurs5.

D’autres employés ou représentants syndicaux interrogés soulignent que les responsabilités familiales et la mobilité combinées à des horaires difficiles les ont forcés à passer plus de temps non rémunéré à la maison, ce qui a contribué à un sentiment d’isolement social et à l’éloignement de leur réseau de soutien. Ils évoquent aussi leur frustration de ne pas pouvoir remédier à une situation dont ils se sentent prisonniers, ou à tout le moins en atténuer les impacts. Par exemple, ne pas pouvoir se rapprocher de leur travail parce que les conditions sont trop changeantes ou parce qu’ils n’ont pas les moyens de vivre dans un secteur offrant de meilleures possibilités d’emploi. D’autres chercheurs de l’initiative « En mouvement » ont constaté que plusieurs travailleurs ne parviennent jamais à surmonter de tels obstacles au fil du temps et à améliorer leur réalité professionnelle (et par conséquent leur santé mentale).

Horaires de travail atypiques et services de garde : un arrimage difficile

Tous les milieux de travail évalués dans cette étude exigeaient des horaires atypiques, souvent sur une base d’exploitation de 24 heures. On entend par horaires de travail atypiques tous les quarts et cycles – de plus en fréquents – exigeant des heures prolongées (début du quart à 6 h et fin vers 19 h 30 ou 20 h), des quarts en soirée (jusque vers 23 h ou plus) ou encore des quarts de nuit ou de fin de semaine6.

Au Canada, les heures de travail atypiques sont de plus en plus répandues : selon Statistique Canada, la prévalence des horaires de travail variables et atypiques a connu une hausse entre 2005 et 2015, au détriment des horaires traditionnels7. Pourtant, au cours de la même période, peu de choses ont changé en ce qui concerne le réseau de transports en commun ou les centres de la petite enfance, qui étaient traditionnellement basés sur les besoins des travailleurs de 9 à 5. Parmi les répondants, plusieurs travailleurs et représentants syndicaux affirment que les heures traditionnelles du transport public et des services de garde ne correspondent tout simplement pas aux impératifs de leur milieu de travail, si bien que les centres de la petite enfance structurés, réglementés et reconnus sur le plan de la qualité et de la sécurité demeurent tout simplement hors de portée.

Du point de vue des travailleurs mobiles, l’accès à des services de garde de qualité, abordables et compatibles avec des horaires atypiques présente un problème de taille. Pour plusieurs travailleurs à statut précaire et à faible revenu ayant des horaires atypiques, la seule option consiste à se tourner vers les fournisseurs de services de garde non reconnus. Moyennant certains frais, ceux-ci se rendent parfois disponibles à court préavis et en dehors des heures habituelles, ce qui peut donner l’impression qu’ils « profitent » en quelque sorte de la précarité de ces travailleurs. Ces derniers font parfois appel à des proches, à des amis ou à des voisins pour compléter le tableau, voire pour leur confier entièrement leurs enfants. Ainsi, un travailleur et représentant syndical à l’Aéroport international Pearson de Toronto relate que ses beaux-parents ont emménagé avec eux durant cinq ans pour s’occuper de leur jeune enfant pendant que lui-même et son épouse travaillaient selon des horaires atypiques au service d’un transporteur aérien.

Plusieurs travailleurs immigrants ont perdu le réseau de soutien social dont ils bénéficiaient dans leur pays d’origine si bien que l’accès aux services de garde représente une grande source d’anxiété.

Cependant, tout le monde n’a pas la chance de pouvoir compter sur une famille aussi disponible. Plusieurs travailleurs immigrants ont perdu le réseau de soutien social dont ils bénéficiaient dans leur pays d’origine si bien que l’accès aux services de garde représente une grande source d’anxiété, surtout lorsque la mobilité et les contraintes d’horaires compliquent l’organisation des soins à la maison8. Et même ceux qui ont accès aux services de garde reconnus avant de prendre le relais à la maison ne sont pas à l’abri des impacts émotionnels et psychologiques imputables aux longs déplacements, à la mobilité et aux horaires imprévisibles et atypiques. L’une d’entre elles note qu’elle arrive souvent juste avant la fermeture de la garderie à cause de son horaire et du temps de navettage, sans compter les aléas de la congestion routière, ce qui suppose alors « la honte intenable d’être le dernier parent à passer prendre ses enfants ».

Cette réalité touche particulièrement les femmes en emploi, qui ont l’impression que leur arrivée tardive à la garderie est perçue comme un gage de leurs piètres qualités parentales. Et cette honte – voire cette peur – n’est pas sans fondement : la plupart des services de garde imposent des amendes aux parents tardifs, souvent de l’ordre d’un dollar par minute. En 2016, une garderie d’Etobicoke, en Ontario, avait même prévu des amendes pouvant atteindre 300 $ de l’heure et la possibilité de communiquer avec les services d’aide à l’enfance lorsque ni les parents ni les personnes désignées en cas d’urgence ne pouvaient être joints9.

Une travailleuse souligne d’ailleurs que de telles mesures coercitives représentent une grande source de stress lorsqu’elle se déplace en métro pour revenir du travail, puisque son téléphone cellulaire ne fonctionne pas sous terre. Elle a toujours peur de ne pas arriver à temps en cas de retard ou de panne du métro, et de ne pas pouvoir appeler pour prévenir le service de garde. Elle considère que cette source d’anxiété ne se limite pas au trajet en tant que tel, mais rejaillit aussi dans ses interactions avec ses enfants et ses proches à la maison. En somme, comme si la honte, l’anxiété et le stress ne suffisaient pas pour ceux et celles qui cherchent à concilier mobilité, impératifs familiaux et horaires atypiques, il faut rajouter la possibilité de se voir retirer l’accès à son enfant lorsque les services d’aide à l’enfance sont en cause, sans compter les complications éventuelles concernant les demandes d’immigration.

Le travail par horaires atypiques : parfois complexe et coûteux en temps

Compte tenu des défis associés aux horaires de travail atypiques, aux impératifs de la mobilité et aux revenus limités, ainsi que de la difficulté de concilier les horaires de travail et la garde des enfants, les travailleurs doivent souvent consacrer du temps non rémunéré à planifier et à coordonner les responsabilités professionnelles et familiales, ce qui diminue d’autant le temps disponible pour la famille. Dans le cadre de ses travaux portant sur les travailleurs des centres d’appels au Québec, Karen Messing a constaté que les parents pouvaient solliciter jusqu’à huit personnes différentes pour faire garder leurs enfants et voir à leurs besoins sur une période de deux semaines, et qu’ils sacrifiaient beaucoup de temps de loisir non rémunéré pour pallier le reste, en échangeant des quarts de travail avec des collègues10.

Lorsque des travailleurs n’arrivent pas à concilier leurs horaires, leurs déplacements quotidiens et leurs responsabilités familiales, il ne reste peut-être qu’à diminuer les heures ou à demeurer pigiste, et ce, même si un poste à plein temps ou permanent est disponible.

Lorsque des travailleurs n’arrivent pas à concilier leurs horaires, leurs déplacements quotidiens et leurs responsabilités familiales, il ne reste peut-être qu’à diminuer les heures ou à demeurer pigiste, et ce, même si un poste à plein temps ou permanent est disponible. Certains représentants syndicaux racontent, par exemple, que les travailleurs qu’ils représentent dans le secteur des soins à domicile « choisissent » de garder un emploi à statut plus précaire parce qu’ils n’arriveraient tout simplement pas à concilier le travail et la famille autrement. Selon l’un d’entre eux, « c’est difficile de déterminer s’il s’agit d’un choix ou d’une obligation ». Un de ses collègues ajoute : « J’ai vu des gens qui ont tout simplement jeté l’éponge. » Il souligne qu’à défaut de démissionner, plusieurs travailleurs choisissent souvent de rester pigistes pour garder un certain contrôle sur leur vie et leur horaire de travail.

Flou persistant quant à la mobilité et à l’« obligation d’adaptation »

Les divers codes des droits de la personne font partie des avenues envisageables pour mieux concilier les responsabilités familiales et professionnelles. Dans la Loi canadienne sur les droits de la personne et dans toutes les législations provinciales connexes (sauf au Nouveau-Brunswick où des modifications sont en cours pour ajouter des motifs), la situation de famille figure parmi les motifs de discrimination protégés11. Par conséquent, l’employeur a une « obligation d’adaptation » à cet égard, ce qui signifie qu’il a « l’obligation d’ajuster ses règlements, politiques ou pratiques pour vous permettre de participer pleinement12 ». Toutefois, dans les codes et les lois sur les droits de la personne au Canada, il existe certaines variations dans la définition de situation de famille et d’obligation d’adaptation, si bien que l’obligation d’adaptation ne garantit pas nécessairement à un travailleur un nouveau poste ou un emploi similaire à salaire équivalent, ni une réaffectation dans un poste exigeant les mêmes tâches avec un horaire plus flexible. De plus, toute demande d’adaptation est susceptible d’être rejetée si l’employeur considère que la situation lui cause un « préjudice injustifié », un concept dont la définition n’est pas claire non plus.

Les divers codes des droits de la personne font partie des avenues envisageables pour mieux concilier les responsabilités familiales et professionnelles.

Peu de travailleurs et de représentants syndicaux semblent savoir qu’ils peuvent recourir à l’obligation d’adaptation pour atténuer les incidences des horaires sur le travail et sur la famille, et rares sont ceux qui ont déjà invoqué la législation à cet égard. Certains représentants de travailleurs des soins de santé ont déjà cherché à faire valoir le motif de situation de famille, et ils affirment que les dispositions n’ont pas été particulièrement utiles dans leur cas, en ajoutant que cette relative utilité « tient à certaines interprétations dans le libellé quant aux liens entretenus avec l’employeur ».

L’un des représentants syndicaux participant à l’étude explique qu’une syndiquée a été mutée après une série de mises à pied au sein de l’organisation. Toutefois, les heures et le navettage requis pour son nouveau poste l’auraient empêchée d’être à la maison avec son enfant avant et après l’école. Puisqu’il s’agissait d’une mère seule et d’une nouvelle immigrante, donc sans famille élargie au pays, elle n’avait personne pour l’aider à assumer ses responsabilités de soins. Son syndicat a donc fait une demande d’adaptation en son nom. Après avoir invoqué un préjudice injustifié, son employeur lui a finalement offert un autre poste nécessitant beaucoup moins d’heures de travail. Cette employée n’avait tout simplement « plus d’autre choix » que d’accepter, comme le souligne le représentant syndical, parce que le jeu n’en valait pas la chandelle dans le cas du premier poste qu’on lui avait proposé si l’on tenait compte du salaire horaire et du coût éventuel des services de garde qu’il aurait fallu payer avant et après l’école. Elle a donc été contrainte d’« accepter le poste à heures réduites et elle arrive difficilement à joindre les deux bouts maintenant ». Un autre représentant syndical évoque un cas semblable pour démontrer que « même si ce système part d’une bonne intention, il repose néanmoins sur une conception un peu dépassée des liens d’emploi ».

Il n’est pas facile de déterminer clairement à partir d’où la mobilité justifie une obligation d’adaptation en se fondant sur les droits de la personne.

En outre, il n’est pas facile de déterminer clairement à partir d’où la mobilité justifie une obligation d’adaptation en se fondant sur les droits de la personne. Peut-on envisager qu’un travailleur en soins à domicile ou tout autre travailleur puisse exiger un horaire qui tienne compte de sa situation de famille du point de vue de la durée du travail et des déplacements quotidiens? Ou encore qu’un travailleur invoque les difficultés liées à l’heure de pointe, aux conditions hivernales, aux retards du transport en commun ou au surpeuplement pour justifier une demande d’adaptation? Est-ce que les lacunes du transport public conjuguées à des horaires difficiles peuvent justifier une demande d’adaptation? Les travailleurs peuvent-ils plaider que certains horaires de travail leur imposeront des temps de navettage si longs qu’ils devront payer des frais de garde supplémentaires en raison des retards? Voilà des questions pour lesquelles la législation actuelle en matière de droits de la personne ne propose aucune réponse claire, même si les préoccupations pour les travailleurs d’aujourd’hui sont bien réelles.

Les syndicats s’adaptent à l’évolution du travail et aux contextes familiaux

Ces études révèlent que les travailleurs dans plusieurs secteurs ont des vies complexes et que le temps dont ils disposent dessert des exigences multiples et changeantes. Ces témoignages de travailleurs et de représentants syndicaux mettent en relief la nécessité pour les syndicats de commencer à tenir compte de la mobilité et des responsabilités de soins dans leurs négociations, particulièrement lorsque le travail suppose des horaires de plus en plus irréguliers, imprévisibles et atypiques.

Ces études révèlent que les travailleurs dans plusieurs secteurs ont des vies complexes et que le temps dont ils disposent dessert des exigences multiples et changeantes.

Plusieurs représentants syndicaux ayant participé à la négociation de conventions collectives disent avoir eu souvent l’impression d’être dans une impasse sans trop savoir quelle place accorder aux répercussions que le travail entraîne sur la vie personnelle de leurs syndiqués. Faute d’autres options, la plupart finissent par insister sur l’augmentation salariale au bénéfice des travailleurs pour atténuer les facteurs de stress liés à la mobilité et aux responsabilités de soins non rémunérés. Malgré cela, il n’empêche que certains travailleurs continueront de vivre des situations intenables si l’on se contente d’insister sur le traitement sans tenir compte des autres solutions possibles.

Dans un tel contexte, les syndicats pourraient se pencher sur certains modèles intéressants. Un travailleur engagé activement au sein de son organisation syndicale précise que les gains éventuels ne se matérialisent pas toujours à la table de négociations, et que les travailleurs ainsi que les syndicats doivent aussi bâtir des relations avec des travailleurs non syndiqués, des gens de leur entourage et divers intervenants et organismes communautaires en vue de trouver des solutions globales aux difficultés que vivent les travailleurs mobiles ayant des horaires imprévisibles en plus de leurs responsabilités de soins. Il cite à titre d’exemple le cas du Conseil des travailleuses et travailleurs de l’aéroport de Toronto (TAWC), composé d’employés aéroportuaires syndiqués et non syndiqués, qui a conclu un partenariat avec divers groupes de soutien environnemental et de transport afin d’obtenir un tarif réduit pour le service ferroviaire UP Express à destination de l’aéroport. Grâce aux démarches du TAWC et de ses partenaires communautaires, le prix du trajet est passé de 27,50 $ par correspondance à seulement 3,50 $ pour les travailleurs aéroportuaires et à 12 $ pour les autres passagers.

Par ailleurs, le Code des droits de la personne de l’Ontario préconise le recours au principe de conception inclusive en milieu de travail13. Souvent résumée par la notion de « conception universelle », la conception inclusive exige de l’employeur d’envisager les moyens de favoriser la conciliation travail-famille pour les employés. Comment les horaires, les charges de travail et les descriptions de tâches sont-ils définis, et quels sont les moyens d’accroître les facteurs bénéfiques de la mobilité en misant sur des horaires flexibles tout en minimisant les côtés négatifs? Le monde du travail continue d’évoluer et de se transformer, et les dirigeants syndicaux devraient commencer à envisager les avenues possibles pour inclure le principe de conception inclusive dans leurs conventions collectives.

Téléchargez le document Travail et famille : Les incidences de la mobilité, des horaires de travail et de la précarité d’emploi (PDF)

Elise Thorburn est professeure auxiliaire à la Faculté de sociologie de l’Université Brock et chercheuse au sein du Partenariat en mouvement. Ce projet de recherche repose sur la collaboration de l’Institut Vanier de la famille et de plusieurs universités des quatre coins du Canada et d’ailleurs, qui unissent leurs efforts afin de mieux comprendre la situation des travailleurs ayant à parcourir de longues distances pour se rendre au travail et qui, par conséquent, s’absentent de leur lieu de résidence permanente dans le cadre de leur emploi et de leurs responsabilités professionnelles.


Publié le 21 août 2018

 

Notes


  1. Le Partenariat en mouvement est une initiative du Centre SafetyNet pour la recherche en santé et sécurité au travail de l’Université Memorial avec l’appui du Conseil de recherches en sciences humaines par l’entremise de ses subventions de partenariat, ainsi que de la Fondation canadienne pour l’innovation, d’Innovate NL et de nombreux partenaires universitaires et communautaires. Cette étude a également bénéficié d’un stage chapeauté par l’Institut Vanier de la famille.
  2. Pour en savoir davantage, consulter le site Web du Partenariat en mouvement. Lien : https://bit.ly/2vuBz3G
  3. Kathleen Fitzpatrick et Barbara Neis, « On the Move and Working Alone: Policy Implications of the Experiences of Unionised Newfoundland and Labrador Homecare Workers » dans Policy and Practice in Health and Safety, vol. 13, no 2 (janvier 2016). Lien : https://bit.ly/2tmVC30
  4. Stephanie Premji, « “It’s Totally Destroyed Our Life”: Exploring the Pathways and Mechanisms Between Precarious Employment and Health and Well-being Among Immigrant Men and Women in Toronto » dans International Journal of Health, vol. 48, no 1 (janvier 2018). Lien : https://bit.ly/2K3j2Vl
  5. Ibidem
  6. Shani Halfon et Martha Friendly, Work Around the Clock: A Snapshot of Non-Standard Hours Child Care in Canada, Toronto, Childcare Resource and Research Unit, 2015. Lien : https://bit.ly/2K4vyDZ
  7. Statistique Canada, « Le travail au Canada : faits saillants du Recensement de 2016 » dans Le Quotidien (29 novembre 2017).  Lien : https://bit.ly/2LLwy1w
  8. Cf. Stephanie Premji, « Precarious Employment and Difficult Daily Commutes » Relations Industrielles / Industrial Relations, vol. 72, no 1 (janvier 2017).
  9. Amanda Ferguson, « Etobicoke Daycare Hikes Late Fees for Parents Who Don’t Pick Up Kids on Time » dans CityNews Toronto (4 octobre 2017).  Lien : https://bit.ly/2yi15O2
  10. Karen Messing, Pain and Prejudice: What Science Can Learn About Work from the People Who Do It, Toronto, Between the Lines, 2014.
  11. Pour en savoir davantage : Les soins familiaux au Canada : une réalité et un droit (Institut Vanier de la famille, 2016).
  12. Commission canadienne des droits de la personne, Qu’est-ce que l’obligation d’adaptation? (s.d.). Lien : https://bit.ly/2v9MwrI
  13. Commission ontarienne des droits de la personne, Conception inclusive et obligation d’accommodement (feuillet de renseignements) (s.d.). Lien : https://bit.ly/2LNgPyP. Pour ce qui est du Code des droits de la personne de l’Ontario, voir la colonne de droite dans le site Web suivant : http://www.ohrc.on.ca/fr.
Retour en haut