Recours aux prestations de paternité pendant la pandémie de COVID-19 : Premières constatations au Québec

Sophie Mathieu, Ph. D., et Marie Gendron, présidente-directrice générale du Conseil de gestion de l’assurance parentale, présentent de récentes données de recherche sur le recours au congé de paternité pendant la pandémie au Québec.

17 juin 2022

Sophie Mathieu, Ph. D.
Marie Gendron, présidente-directrice générale du Conseil de gestion de l’assurance parentale

La pandémie s’est avérée extrêmement difficile pour les parents en emploi au Canada. Lorsque les milieux professionnels et les écoles ont fermé leurs portes en mars 2020, de nombreux parents et enfants ont dû rapidement faire la transition vers le travail et l’école à distance, tout en s’adaptant aux nouvelles mesures de santé publique. Or, des études canadiennes et internationales montrent que la pandémie a touché les mères de manière disproportionnée, celles-ci se butant à un marché du travail plus précaire et se voyant passer plus de temps que les pères à s’occuper des enfants et à gérer leur apprentissage à distance.

Ceux et celles qui allaient bientôt voir naître leur enfant se sont retrouvés pour leur part dans une position délicate, étant appelés à prendre des décisions complexes concernant les congés parentaux et les prestations y étant associées, en cette période d’incertitude et d’instabilité. Et la province de Québec n’a pas échappé à cette tendance, comme en témoignent les données recueillies par le Réseau pour un Québec Famille.

La plupart des études s’intéressant à la réalité parentale, professionnelle et familiale pendant la pandémie se sont concentrées sur les parents qui avaient des enfants d’âge préscolaire et scolaire. Moins d’attention a été accordée à l’expérience des parents qui ont accueilli un nouvel enfant pendant le confinement et qui ont dû faire des choix difficiles en matière de prestations parentales, en fonction des répercussions potentielles sur les finances du ménage.

Nous nous sommes pour notre part intéressées à cette question dans une étude réalisée dans le cadre du projet Réinventer les politiques soins/travail, dirigé par Andrea Doucet, Ph. D., et financé par le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH), en lien avec le pôle de recherche en congés parentaux.

Il est important de comprendre l’utilisation que font les familles des prestations parentales pour être en mesure d’évaluer l’efficacité de ces programmes, qui sont d’abord conçus pour soutenir les familles et la vie professionnelle des nouveaux parents, ainsi que pour favoriser l’égalité des sexes au sein des familles – un enjeu qui a gagné en importance à la lumière de la pandémie.

La pandémie de COVID-19 a ajouté de l’incertitude aux décisions difficiles en matière de congé parental

Dans le cadre de notre étude, nous avons examiné le recours aux prestations de paternité, en mettant l’accent sur la période initiale de « confinement » ainsi que sur l’adoption obligatoire du télétravail à compter de mars 2020.

Des recherches menées dans d’autres pays développés ont révélé que les pères sont plus enclins à prendre un tel congé lorsque le programme prévoit un congé de paternité spécifique « à prendre ou à laisser », offert comme un droit individuel (et non comme un droit familial) et qui ne peut être transféré à la mère. Le montant des prestations constitue par ailleurs un autre facteur important, celui-ci devant être suffisamment élevé pour que les bénéficiaires parviennent à subvenir aux besoins de leur famille; il s’avère en effet peu attrayant de recourir à de telles prestations si elles ont pour effet de réduire le revenu familial.

Par l’entremise du Régime québécois d’assurance parentale (RQAP), le Québec dispose d’un programme de congé parental qui offre des prestations de paternité non transférables, ainsi que des niveaux de prestations plus élevés que ceux offerts dans les autres provinces. Un tel contexte offre l’occasion unique d’étudier l’effet du genre sur l’utilisation des prestations parentales pendant la pandémie. Nous cherchions principalement à déterminer si l’utilisation que font les pères des prestations de paternité a changé au cours des premières semaines de la pandémie, alors que de nombreux milieux professionnels avaient adopté le télétravail obligatoire.

Pour ce faire, nous avons notamment analysé les données administratives de 2006 à 2020 sur l’utilisation des prestations, fournies par le Conseil de gestion de l’assurance parentale (CGAP), l’organisme qui gère le RQAP.

En 2020, le recours aux prestations parentales a augmenté chez les mères et diminué chez les pères

Trois grandes tendances ont pu être observées, celles-ci étant mises en relief dans le graphique ci-dessous. Tout d’abord, après une décennie sans augmentation importante, une hausse notable du recours aux prestations de maternité a été observée entre 2019 et 2020, passant de 79,6 % à 80,9 % des nouvelles mères. Nous prévoyions donc assister à une augmentation similaire chez les pères, mais à notre grande surprise, leur taux d’utilisation a en fait diminué au cours de cette période, celui-ci passant de 72 % à 70 %.

De là, notre troisième constatation importante a été qu’après une décennie de lente convergence des taux d’utilisation, l’écart entre l’utilisation qu’en faisaient les mères et les pères s’est accentué entre 2019 et 2020, passant de 7,6 à 10,9 points de pourcentage. Parmi les années étudiées, c’était la première fois que l’on voyait l’écart se creuser, un écart aussi important au Québec remontant à 2010. On assiste donc à un recul apparent d’une telle mesure de l’égalité des sexes au sein des familles.

 

C’est principalement au cours de la période de confinement que le recours aux prestations de paternité a diminué

Nous ne saurions affirmer avec certitude ce qui a provoqué les changements observés pendant les premiers mois de la pandémie. L’une des hypothèses pourrait être liée au fait que les mères commencent à percevoir leurs prestations de maternité à la naissance de leur enfant (ou jusqu’à cinq semaines avant sa naissance), alors que les pères peuvent en profiter à une date ultérieure. Ainsi, au cours des premières semaines et des premiers mois de la pandémie, de nombreux pères pourraient avoir décidé de ne pas toucher leurs prestations, car cela aurait eu pour effet de réduire leur revenu familial à un moment où l’on faisait face à une angoissante incertitude. On a donc assisté à une diminution du recours aux prestations de paternité.

Pour y voir plus clair, nous avons examiné de plus près l’utilisation du congé de paternité, mois par mois (voir le graphique ci-dessous), afin de déterminer si le changement observé en 2019-2020 s’est opéré tout au long de l’année ou s’il était concentré dans la période initiale de confinement.

Les données montrent clairement que cette baisse s’est produite en grande partie pendant le confinement au cours des mois de février à juillet, ce qui appuie l’idée que la vulnérabilité économique causée par la pandémie est susceptible d’avoir exercé une pression sur les pères, afin qu’ils prennent moins de risques et évitent de perturber leur revenu familial en demeurant sur le marché du travail.

Il s’agit d’un constat important, bien qu’il ouvre la porte à d’autres questions sur la dynamique d’une telle prise de décision au sein des familles et sur ce qui, ultimement, influence la décision des parents de recourir ou non aux prestations de paternité.

Un regard sur l’avenir qui fait place à de nouveaux questionnements

La situation est appelée à changer pour les parents au Québec, des mesures incitatives ayant récemment été ajoutées par voie législative afin d’encourager et de faciliter le partage des prestations parentales. Les couples qui partagent les prestations parentales ont désormais droit à des semaines additionnelles de prestations; ces prestations sont offertes à 55 % du revenu avec le régime de base, et à 75 % du revenu avec le régime particulier. Comme le RQAP est un programme de remplacement du revenu, il n’offre pas de prestation minimale garantie. Conséquemment, les changements récents n’apportent rien de plus aux personnes qui n’ont pas accès au RQAP, dont le versement dépend de l’activité économique et d’un revenu d’emploi minimum de 2 000 $ au cours de la période de référence.

Les conclusions de la présente étude, qui s’est également intéressée aux effets de la transition vers le télétravail sur la durée des prestations, seront présentées lors de la conférence bisannuelle du Work + Family Researchers Network (WFRN – Réseau des chercheurs sur la conciliation travail-famille), le 25 juin 2022. D’ici là, nous poursuivrons nos travaux de recherche sur l’évolution des relations entre les familles, le travail et le genre, notamment en regard des questions suivantes :

  • Les pères participent-ils réellement aux soins familiaux lorsqu’ils travaillent à domicile (au lieu de recourir aux prestations de paternité)?
  • Les pères qui n’ont pas recours aux prestations de paternité demeurent-ils productifs dans leur travail?
  • Les effets de la pandémie sur l’utilisation des prestations se poursuivront-ils alors que de nombreux employés sont maintenant de retour au bureau?

Les éventuelles conclusions de l’étude en cours seront communiquées par le projet Réinventer les politiques soins/travail, l’Institut Vanier de la famille ainsi que les nombreux partenaires et collaborateurs sans qui cet important travail ne pourrait être possible. Pour demeurer au fait des actualités et vous renseigner au sujet du projet Réinventer les politiques soins/travail, inscrivez-vous à la liste d’envoi sur le site Web du projet.

Sophie Mathieu, Ph. D., est spécialiste principale des programmes à l’Institut Vanier de la famille.

Marie Gendron est présidente-directrice générale du Conseil de gestion de l’assurance parentale (CGAP) du Québec.

Cet article est inspiré d’un exposé présenté le 20 mai 2022 lors de la conférence de la Société canadienne de sociologie.

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