Les soins familiaux au Canada : une réalité et un droit

Nathan Battams

Au moins une fois dans sa vie, chacun sera probablement appelé à prodiguer des soins à un proche, ou à en bénéficier. En règle générale, les membres de la famille sont les premiers à fournir et à encadrer de tels soins et, dans certains cas, à payer pour ceux-ci. Qu’il s’agisse de reconduire un frère ou une sœur à un rendez-vous médical, de préparer les repas pour un grand-parent ou encore de passer à l’école prendre un enfant qui ne se sent pas bien, s’occuper de la famille semble si naturel et englobe un si vaste éventail d’activités qu’on finit souvent par oublier qu’il s’agit de soins familiaux… Ces quelques exemples font pourtant partie de cette « réalité des soins » à laquelle nous sommes habitués.

Les familles disposent d’une grande capacité d’adaptation, et les gens trouvent habituellement les moyens de mener de front leurs responsabilités, leurs engagements et leurs obligations multiples sur le plan professionnel et familial. Toutefois, puisque la plupart des aidants sont aussi sur le marché du travail à plein temps, il peut s’avérer difficile de concilier travail et prestation de soins. En vertu de la notion de « situation de famille » aux termes de la Loi canadienne sur les droits de la personne, l’employeur peut être contraint de consentir certaines mesures d’adaptation à son employé qui, ayant épuisé tous les autres recours raisonnables, serait contraint de choisir entre ses obligations professionnelles et les soins à prodiguer à un membre de sa famille. De fait, les droits de la personne assurent aux travailleurs un cadre de droits et la flexibilité nécessaire afin de conjuguer leurs obligations professionnelles et leur charge de soins.

Mesures d’adaptation en vertu des droits de la personne : flexibilité de part et d’autre

La conciliation harmonieuse des soins et du travail dépend d’une certaine ouverture de l’employeur à l’égard du fait que les circonstances familiales nécessitent parfois une attention soutenue. Idéalement, ce dernier aura instauré des politiques inclusives favorisant la flexibilité en milieu de travail (réduisant ainsi le nombre de demandes individuelles) et le traitement des demandes personnalisées d’adaptation, lorsque la flexibilité ne suffit pas.

Ces demandes personnalisées d’adaptation sont fondées sur la situation familiale et s’appliquent lorsque l’employé est confronté à des obligations contraignantes en matière de soins, contrairement à celui qui ferait simplement le choix personnel d’aider un membre de sa famille. À titre d’exemple, un parent qui s’absente du travail pour reconduire son enfant à des activités parascolaires le fait par choix personnel, mais s’il doit reconduire son enfant à l’hôpital faute de trouver un aidant, on parle plutôt d’une obligation.

La conciliation harmonieuse des soins et du travail dépend d’une certaine ouverture de l’employeur à l’égard du fait que les circonstances familiales nécessitent parfois une attention soutenue.

Du reste, l’obligation n’est pas toujours un motif suffisant : l’employé doit aussi prouver qu’il a véritablement envisagé toutes les solutions possibles pour tenter de concilier ses responsabilités professionnelles et la prestation de soins. Devant une demande personnalisée d’adaptation, l’employeur est tenu d’évaluer si l’employé est victime d’un préjudice causé par des règles ou des pratiques en milieu de travail éventuellement inconciliables avec ses responsabilités de soins. Le cas échéant, il accordera à l’employé le temps d’évaluer les solutions possibles, discutera avec lui de la situation, procédera à une évaluation des circonstances individuelles, et envisagera le recours à des modalités de travail flexibles (MTF).

L’employeur peut toutefois refuser d’offrir des mesures d’adaptation, mais il doit prouver qu’une telle éventualité causerait à son organisation un « préjudice injustifié » résultant de la modification des politiques, des pratiques, des règlements ou de l’espace physique. Du point de vue légal, il n’existe pas de définition précise de la notion de préjudice injustifié, chaque cas étant un cas d’espèce influencé par les particularités du milieu de travail et des besoins opérationnels. De même, les dispositions en matière de droits de la personne prévoient l’évaluation individuelle des demandes d’adaptation, en tenant compte des attentes de la famille et des rôles au sein de celle-ci. S’il considère qu’il y a préjudice, l’employeur est tenu de fournir des preuves quant à la nature et à l’importance de celui-ci.

L’affaire Johnstone c. Canada a fait jurisprudence sur le principe de situation de famille. En effet, le jugement rendu dans ce dossier a contribué à clarifier les circonstances devant lesquelles un employeur devrait consentir certains arrangements à son employé compte tenu des obligations de ce dernier envers son enfant. Fiona Johnstone et son mari élevaient leurs deux bambins tout en travaillant à plein temps pour le compte de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), où ils devaient composer avec des quarts rotatifs et imprévisibles. Le mari de Mme Johnstone était aussi appelé à se déplacer pour le travail. Pour réussir à assumer ses responsabilités parentales, cette dernière a donc demandé un horaire de travail à plein temps à heures convenues, une requête qui lui a été refusée au motif que les horaires à heures fixes, selon les politiques de l’ASFC, n’étaient possibles qu’à temps partiel. Du point de vue de l’ASFC, les responsabilités inhérentes aux soins des enfants résultaient d’un choix personnel et l’employeur n’avait pas « l’obligation de prendre des mesures d’adaptation ».

Le Tribunal canadien des droits de la personne a finalement tranché en faveur de Mme Johnstone, reconnaissant qu’elle avait été victime de discrimination. La Cour fédérale a refusé la requête en révision judiciaire du Procureur général, confirmant ainsi la portée et le sens du principe de « situation de famille » aux termes de la Loi canadienne sur les droits de la personne en ce qui a trait à l’obligation parentale de s’occuper des enfants. Refusant la demande de contrôle judiciaire qui lui était adressée dans l’affaire Johnstone c. Canada, l’honorable juge Mandamin déclarait :

« … il est difficile d’envisager la famille sans tenir compte des enfants qui existent au sein de cette famille et des liens qui existent entre les enfants et les parents. L’aspect le plus important de cette relation est l’obligation qu’ont le père et la mère de prendre soin de leurs enfants. Il me semble que, si le législateur fédéral avait eu l’intention d’exclure les obligations parentales, il aurait employé des mots qui expriment clairement son intention en ce sens. »

En 2014, la Cour d’appel fédérale a également maintenu ce jugement, cité à maintes reprises depuis dans plusieurs dossiers et devant diverses instances au Canada. Malgré tout, certaines divergences législatives persistent au pays à cet égard. Ainsi, le principe de « situation de famille » n’est pas encore considéré parmi les motifs de discrimination illicite au Nouveau-Brunswick; en Ontario, la notion se limite aux relations parents-enfants, mais s’applique toutefois aux aidants auprès d’un parent vieillissant.

Mesures d’adaptation pour les soins : des coûts moindres pour l’employeur et pour l’employé

Le respect et la reconnaissance des droits de la personne ne sont pas les seuls motifs qui incitent un employeur à consentir certains arrangements pour les soins : la possibilité de réduire les coûts éventuels entre aussi en ligne de compte, et ce facteur joue autant en faveur de l’employeur que de l’employé. Dans une étude publiée récemment, Janet Fast estimait que les coûts pour l’aidant sont de trois ordres : la prestation des soins, les limitations professionnelles et les dépenses directes.

La prestation des soins suppose des coûts pour l’employé, sous forme de temps passé auprès du bénéficiaire de soins, de temps consacré pour ce dernier (ex. : prise de rendez-vous), de temps pour se rendre auprès de lui, et de temps lié au suivi et à l’encadrement des soins. Les limitations professionnelles concernent la nécessité de réduire ses heures de travail ou de quitter son poste, la perte de productivité et les conséquences éventuelles, c’est-à-dire la baisse ou la perte de revenus et les effets sur le cheminement de carrière. Enfin, les dépenses directes touchent divers aspects comme le logement, les services communautaires, les fournitures et le transport que les aidants doivent parfois assumer.

L’incapacité de concilier les obligations concurrentes de la prestation de soins et du travail rémunéré entraîne des pertes annuelles en main-d’œuvre équivalant à près de 558 000 employés à plein temps au Canada.

Les coûts auxquels l’employé est confronté en lien avec la prestation de soins ont aussi des répercussions pour l’employeur, de façon directe et indirecte. En termes de coûts directs, l’employeur est notamment confronté à un taux de roulement élevé, à une augmentation du taux d’absentéisme et à divers coûts supplémentaires en avantages sociaux (ex. : réclamations pour soins de santé ou congés d’invalidité pour employés assumant un rôle d’aidant). Les coûts indirects se manifestent par une baisse de rentabilité par employé et une perte de productivité, sans oublier les effets corollaires pour les collègues, les superviseurs, les fournisseurs et la clientèle. À terme, c’est l’ensemble de l’économie qui accuse le coup. Selon l’étude de Mme Fast, l’incapacité de concilier les obligations concurrentes de la prestation de soins et du travail rémunéré entraîne des pertes annuelles en main-d’œuvre équivalant à près de 558 000 employés à plein temps au Canada.

Pourtant, les organisations qui soutiennent leurs employés dans leur rôle d’aidant familial bénéficient de nombreux avantages, notamment la possibilité de consolider leur réputation et leur image publique tout en harmonisant leurs engagements en termes de responsabilité sociale d’entreprise (RSE). De plus en plus d’études tendent à montrer que les milieux de travail flexibles favorisent la productivité, le rendement au travail, le recrutement et la rétention des employés.

Une variété d’approches pour faciliter les soins à la famille

Lorsqu’il est question de soins familiaux, chaque situation est unique, en fonction des aidants et des bénéficiaires eux-mêmes, de la nature des soins requis, du type d’emploi qu’occupe l’aidant et de la culture organisationnelle qui prévaut dans son milieu professionnel. Bref, il n’existe aucune « solution universelle ».

De plus en plus d’études s’intéressent aux avenues à privilégier pour favoriser l’instauration et l’intégration de modalités de travail flexibles. À cet égard, la Commission canadienne des droits de la personne a publié un Guide sur la conciliation des responsabilités professionnelles et des obligations familiales des proches aidants, qui met en relief diverses MTF favorables aux mesures d’adaptation, notamment le télétravail, le travail partagé, la souplesse des heures de début et de fin de quart, les horaires comprimés, l’allongement des congés parentaux ou de maternité, les échanges de quart, les congés de soignant, les congés discrétionnaires et autres congés auprès d’un membre de la famille dans le besoin, les congés en cas d’urgence ou d’imprévu auprès d’un enfant ou d’un aîné, le travail à temps partiel avec avantages sociaux proportionnels, ou encore la rotation ou la mise en commun des tâches et des responsabilités professionnelles.

Hausse anticipée de la fréquence des soins à la famille

Les soins sont une réalité commune au sein des familles (de même qu’entre elles), peu importe leur lieu de résidence ou leurs origines. Compte tenu de la réduction de la taille des familles, du vieillissement de la population canadienne et, par conséquent, de l’augmentation en nombre et en complexité des cas d’incapacité, il est de plus en plus pertinent de privilégier les mesures d’adaptation favorables aux soins familiaux. Cette nouvelle réalité met en relief le « manque à gagner » en matière de soins au Canada.

Selon Statistique Canada, près de la moitié (46 %) des Canadiens de toutes les régions du pays (soit 13 millions de personnes) ont procuré des soins à un moment ou un autre de leur vie auprès d’un ami ou d’un membre de la famille en raison de l’âge, d’une maladie chronique ou d’une incapacité. Au cours de l’année 2012 seulement, leur nombre s’élevait à 8 millions de personnes (soit 28 % de la population).

Partout au pays, le vieillissement de la population canadienne influence les besoins en matière de soins. On prévoit que les aînés représenteront presque le quart de la population d’ici 2030 (comparativement à 15,3 % en 2013), et que le nombre de centenaires sera alors passé de 6 900 à plus de 15 000. Par ailleurs, non seulement les aînés seront-ils plus nombreux, mais ils vivront plus longtemps : à l’âge de 65 ans, les femmes peuvent espérer vivre encore 22 années (soit jusqu’à 87 ans) et les hommes encore 19,2 années (soit jusqu’à 84,2 ans), alors que l’espérance de vie passé ce cap n’était que de 19 années et de 14,7 années respectivement, en 1981.

Du reste, le portrait des soins au Canada ne se limite pas aux aînés, puisque les enfants représentent aussi une portion importante des bénéficiaires. Cette génération a d’ailleurs grandi dans un contexte où le nombre de ménages à deux soutiens a connu une forte croissance : alors que 36 % des couples avec enfants vivaient dans un tel ménage en 1976, la proportion avait grimpé à 69 % en 2014. Les trois quarts de ces familles comptent deux conjoints travailleurs à plein temps. Bien entendu, il en résulte une augmentation des revenus de la famille, avec toutefois pour corollaire une diminution du nombre de personnes disponibles pour aider à concilier les responsabilités professionnelles et familiales.

À l’image des familles, les soins familiaux sont complexes et diversifiés

Les soins sont complexes et divers, et concernent plusieurs domaines d’activité. Dans son Enquête sociale générale sur les soins donnés et reçus, Statistique Canada dresse une longue liste – pourtant non exhaustive – des activités liées aux soins, notamment en ce qui a trait au transport, à la préparation des repas, aux soins médicaux, aux soins personnels, à l’entretien ménager et à la gestion des finances. Peu à peu, des réalités nouvelles et émergentes se présentent, par exemple lorsqu’une personne transgenre nécessite des soins de transition de la part d’un conjoint, ou encore lorsqu’un parent est sommé de se présenter en cour concernant la garde et les soins d’un enfant. De tels exemples témoignent encore de la diversité des familles et des besoins en matière de soins.

Il est d’autant plus difficile d’apprécier nettement la situation si l’on considère au surplus le caractère changeant et instable des relations de soins entre les individus. En effet, le type, la nature et la durée des soins varient selon les circonstances uniques du bénéficiaire (voir le tableau). Il s’agira tantôt de soins épisodiques ou à court terme (par exemple dans le cas d’un membre de la famille dont la mobilité est temporairement réduite après s’être fracturé une jambe), tantôt de soins intensifs ou à long terme (comme pour un membre de la famille confronté à une maladie mortelle et soigné dans un centre de soins palliatifs).

Certaines exigences liées aux soins sont prévisibles, si bien que l’aidant dispose d’un peu plus de latitude pour gérer son temps et ses ressources. Par contre, d’autres circonstances sont plus compliquées. Peu importe le type, la nature et la durée des soins, les aidants familiaux doivent trouver le moyen d’y conjuguer leurs obligations et engagements professionnels, et les employeurs ont un rôle à jouer pour soutenir et favoriser cet équilibre.

Concilier soins et travail : des bénéfices pour l’employeur et pour la famille

Un jour ou l’autre, la majorité des Canadiens se trouveront face à des responsabilités en matière de soins. Étant donné le caractère imprévisible des besoins et puisque ceux-ci ne surviennent pas uniquement hors des heures de travail, les employés et leurs employeurs devront trouver des avenues novatrices pour réussir à concilier les soins et le travail sans miner la productivité et le moral, faute de quoi ils seront confrontés à des coûts de part et d’autre. Dans une telle optique, il sera certainement bénéfique aux employés, aux employeurs et au marché du travail dans son ensemble de privilégier une approche ouverte et créative misant sur la flexibilité dans le but d’harmoniser les soins et le travail au Canada.

« Il s’agit d’un enjeu qui touche des millions de Canadiens et de Canadiennes à divers moments de leur existence, et qui occupera une place grandissante compte tenu des changements démographiques. La CCDP incite les employeurs, les employés et les syndicats à privilégier une approche concertée pour permettre aux aidants familiaux de continuer à participer pleinement et concrètement au marché du travail. »  [traduction]

David Langtry, président par intérim, Commission canadienne des droits de la personne (2014)

 


Nathan Battams est auteur et chercheur au sein de l’Institut Vanier de la famille.

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