Les familles nouvellement établies au Canada et le bien-être financier pendant la pandémie

Laetitia Martin

21 mai 2020

En 2015, les 193 États membres de l’Organisation des Nations Unies, y compris le Canada, ont adopté 17 objectifs de développement durable. Basé sur un horizon de 15 ans, le plan vise à « éliminer la pauvreté, protéger la planète et améliorer la qualité de vie de toutes les personnes partout dans le monde1 ». L’élimination de la pauvreté est placée au premier plan compte tenu de la grande vulnérabilité qu’elle génère, surtout en temps de crise comme la pandémie à laquelle nous sommes confrontés en ce moment.

Étant donné cette période de vulnérabilité accrue, il est d’autant plus important de surveiller l’évolution de la situation économique et du bien-être des familles les plus démunies. Que l’on pense aux familles autochtones, immigrantes, monoparentales ou à tout autre type de familles sujettes à la pauvreté, l’analyse de données régulièrement mises à jour est essentielle pour suivre l’évolution de la situation. Ainsi, nos décideurs publics pourront mettre en œuvre des politiques et des programmes efficaces afin de réduire la pauvreté, et ce, même en période de crise.

Un peu plus de six semaines après l’instauration de mesures de distanciation sociale au pays, nous vous proposons aujourd’hui de poser un regard tout particulier sur les familles immigrantes. Selon les données du Recensement de 2016, chez les immigrants, qui constituent l’un des groupes les plus économiquement vulnérables au pays, près de 1 enfant sur 3 (32,2 %) vit alors sous le seuil de la pauvreté2. Quelles sont les difficultés économiques auxquelles ces familles sont actuellement confrontées?

Trois immigrants sur 10 ont de la difficulté à s’acquitter de leurs obligations financières immédiates

En période de pandémie, l’ensemble de la population peut être affecté par des pertes financières, et ce, nonobstant le degré de vulnérabilité économique préalable de chacun. C’est d’ailleurs ce que démontrent les données recueillies par un récent sondage réalisé sur six semaines par l’Institut Vanier de la famille, l’Association d’études canadiennes et la firme Léger3.

Qu’elles aient ou non un statut d’immigrant, près de 4 à 5 personnes sur 10 ont déclaré avoir subi des pertes de revenus à cause de la pandémie. Les immigrants étaient toutefois davantage représentés au sein de la population chez qui cette perte de revenus avait causé des difficultés à s’acquitter des obligations financières à court terme (figure 1). Dans les premières semaines suivant la mise en œuvre des mesures de distanciation sociale, près de 3 immigrants sur 10 (29 %) affirmaient avoir de la difficulté à payer leur loyer ou leur hypothèque à cause de la crise, soit près de 1 personne sur 10 de plus que chez les personnes nées au Canada (20 %). Il s’agit d’un écart qui semble vouloir perdurer au fil des semaines.

De plus, les immigrants étaient proportionnellement plus nombreux que les personnes nées au Canada à éprouver d’autres difficultés d’ordre financier à court terme, comme payer leurs comptes dans les délais prescrits. Ces indicateurs de stress financier rendent la population immigrante d’autant plus vulnérable qu’ils témoignent d’une difficulté à subvenir à leurs besoins essentiels de base, comme avoir un toit pour se loger et accéder aux services publics qui y sont associés, soit le minimum requis pour leur bien-être et celui de leur famille.

Plus de 1 parent immigrant sur 2 a subi une perte de revenus

Si on regarde plus en détail l’impact économique de la crise sur les familles immigrantes, on remarque que les effets négatifs ont été immédiats (figure 2). Dès la fin de mars, plus de 1 parent immigrant sur 2 affirmait avoir subi une perte de revenus à cause de la pandémie, une perte qui a eu pour effet de réduire sa capacité à venir en aide financièrement aux autres membres de sa famille. Ce soutien aurait pu non seulement s’avérer encore plus utile durant cette période difficile, mais cette incapacité à aider ses proches a pu avoir un effet boule de neige au sein des communautés ethniques les plus vulnérables économiquement.

Tendances à la baisse des parents immigrants ayant des difficultés financières immédiates

Sur une note plus positive, les tendances observées depuis les dernières semaines semblent démontrer une baisse de la proportion de parents immigrants subissant des impacts financiers immédiats. Après avoir atteint un sommet durant la première semaine d’avril, les proportions de parents immigrants connaissant des difficultés à payer leur loyer ou leur hypothèque, ou ayant de la difficulté à s’acquitter de leurs autres obligations financières, ont diminué de plus de 15 points de pourcentage au cours des quatre semaines suivantes. S’il est actuellement trop tôt pour déterminer précisément ce qui a pu causer ces diminutions, de tels résultats portent à croire que l’adaptation des entreprises en vue de continuer à maintenir leurs services malgré les règles de distanciation, ainsi que les mesures financières mises en place par les gouvernements ont pu contribuer à réduire la vulnérabilité économique des familles immigrantes dans l’immédiat.

Les parents immigrants financièrement vulnérables se rendent plus souvent à l’épicerie

Au-delà des impacts financiers directs, la vulnérabilité économique peut aussi limiter la possibilité d’adopter certains comportements favorisant une bonne santé. Par exemple, certains parents de familles immigrantes pourraient être tenus de choisir entre les besoins essentiels de leur famille et les ressources dont ils disposent pour réduire leur exposition à la COVID-19. De plus, il est possible que certaines familles économiquement vulnérables ne disposent d’aucune carte de crédit leur permettant de faire leurs achats en ligne, qu’elles ne puissent se permettre de payer le montant excédentaire demandé par les épiceries pour la livraison ou l’emballage des articles, ou encore qu’elles ne disposent pas des ressources financières nécessaires pour faire des provisions pour plusieurs jours. Sans compter qu’il pourrait s’avérer plus difficile pour les personnes ne possédant pas de voiture de transporter une grande quantité de provisions à pied ou dans les transports en commun.

Ces contraintes pourraient expliquer pourquoi deux fois plus de parents immigrants ayant des difficultés financières immédiates (46 %) sont allés à l’épicerie plus d’une fois dans la semaine, comparativement à leurs homologues qui n’éprouvent pas les mêmes difficultés (23 %) (figure 3). Cette exposition accrue ne semble toutefois pas s’expliquer par un manque de conscientisation puisqu’on n’observe aucune différence significative entre ces deux groupes en ce qui a trait à leur respect des autres pratiques sécuritaires, telles que la distanciation sociale et le lavage des mains fréquent.

En instaurant les objectifs de développement durable en 2015, 193 États à travers le monde reconnaissaient que « les inégalités constituent une menace pour le développement économique et social4 ». Souvent qualifié de terre d’immigration, le Canada demeure néanmoins un pays où les familles immigrantes sont confrontées à un risque élevé de vulnérabilité économique. Les données récoltées depuis le début de la pandémie démontrent que ces inégalités persistent en période de crise. Les immigrants sont financièrement plus durement touchés dans l’immédiat que les personnes nées au Canada.

Six semaines de collectes de données hebdomadaires semblent toutefois témoigner d’une résilience nationale, c’est-à-dire d’une capacité à s’adapter à cette situation exceptionnelle en atténuant certains des effets négatifs. On peut donc voir d’un bon œil la tendance à la baisse de la prévalence des familles immigrantes éprouvant des difficultés à payer leur hypothèque ou leur loyer ou à remplir leurs autres obligations financières. Mais s’il y a une chose que les dernières semaines nous ont apprise, c’est que la situation change rapidement en période de pandémie. Il est donc important, plus que jamais, de surveiller la situation de près et de s’assurer d’identifier en temps opportun les besoins des familles les plus vulnérables, qu’elles soient autochtones, immigrantes, monoparentales ou autres. L’élimination de la pauvreté est un défi d’autant plus grand en période de crise.

Laetitia Martin, Institut Vanier, en détachement de Statistique Canada


Notes

  1. Organisation des Nations Unies, « Le programme de développement durable », dans Objectifs de développement durable. Lien : https://bit.ly/3dclcg6
  2. Statistique Canada, Tableaux de données, Recensement de 2016, tableau 98-400-X2016206 au catalogue de Statistique Canada. Lien : https://bit.ly/2TquwWd
  3. Un sondage de l’Institut Vanier de la famille, de l’Association d’études canadiennes et de la firme Léger, mené du 10 au 13 mars, du 27 au 29 mars, du 3 au 5 avril, du 10 au 12 avril, du 17 au 19 avril, du 24 au 26 avril et du 1er au 3 mai 2020, comprenait environ 1 500 personnes de 18 ans et plus qui ont été interrogées à l’aide d’une technologie ITAO (interview téléphonique assistée par ordinateur) dans le cadre d’une enquête en ligne. Tous les échantillons, à l’exception de ceux du 10 au 13 mars et du 24 au 26 avril, comprenaient également un échantillon de rappel d’environ 500 immigrants. À l’aide des données du Recensement de 2016, les résultats ont été pondérés en fonction du sexe, de l’âge, de la langue maternelle, de la région, du niveau de scolarité et de la présence d’enfants dans le ménage, afin d’assurer un échantillon représentatif de la population. Aucune marge d’erreur ne peut être associée à un échantillon non probabiliste (panel en ligne, dans le présent cas). Toutefois, à des fins comparatives, un échantillon probabiliste de 1 512 répondants aurait une marge d’erreur de ±2,52 %, et ce, 19 fois sur 20.
  4. Organisation des Nations Unies, « Égalité : pourquoi est-elle importante? », dans Objectif de développement durable 10 : Inégalités réduites. Lien : https://bit.ly/35qSzJz (PDF)
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