Incertitude et report : Les conséquences de la pandémie sur la fécondité au Canada

Ana Fostik, Ph. D.

30 juin 2020

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Au cours des premières semaines suivant l’adoption des mesures de santé publique et le début du confinement en réponse à la pandémie de COVID-19, la vie sociale de millions d’adultes a été soudainement interrompue, et plusieurs se sont vus contraints de passer toutes leurs journées à la maison. Certaines personnes se sont donc interrogées sur la possibilité que l’on assiste à une hausse des naissances neuf mois plus tard. Pourrait-il y avoir une génération « coroniale », un baby-boom dû au fait que les couples passent plus de temps ensemble1?

Bien que de nombreux couples se soient côtoyés davantage, ceux-ci ont également été confrontés à une multitude de défis et à des transitions difficiles – une réalité inédite pour les générations actuelles : le système de santé a été fortement touché par la pandémie, les enfants ont soudainement dû quitter leur milieu de garde ou leur école et ont eu besoin d’un enseignement à domicile, certains adultes ont dû se tourner vers le télétravail tout en s’occupant des jeunes enfants du ménage, et beaucoup d’autres ont rencontré des difficultés financières, certains ayant perdu leur emploi ou dû réduire leurs heures de travail et faire face à une baisse de revenus.

En effet, des millions de travailleurs ont perdu leur emploi ou vu leurs heures de travail diminuer en raison des mesures de confinement instaurées, et le taux de chômage a atteint le sommet historique de 13,7 % en mai 2020, comparativement à 5,6 % seulement trois mois auparavant. Près de la moitié des travailleurs autonomes ont connu une baisse de leurs heures de travail, qui s’est accompagnée, dans la plupart des cas, d’une perte de revenus. Par conséquent, ce mois-là, plus de 1 adulte sur 5 vivait dans un ménage éprouvant des difficultés financières à respecter ses obligations de base, comme payer le loyer, l’hypothèque et l’épicerie2.

« Les projets familiaux, dans ces conditions-là, ça m’étonnerait qu’ils ne changent pas », souligne Benoît Laplante, professeur de démographie familiale à l’Institut national de la recherche scientifique de Montréal. En effet, les données disponibles indiquent une très faible probabilité que la fécondité augmente neuf mois après le début du confinement : au contraire, selon les recherches antérieures, on devrait plutôt s’attendre à une réduction de l’indice synthétique de fécondité à court terme. Les périodes de récession ou de ralentissement économique, l’incertitude sur le marché du travail et, de façon plus générale, l’incertitude sociétale globale et les perspectives négatives concernant l’avenir ont toutes été associées à la mise en suspens des projets de procréation, et donc à une réduction du nombre de naissances au sein d’une population.

L’incertitude sur le marché du travail a une incidence sur les projets en matière de procréation

Dans le cadre d’une méta-analyse récente réalisée en Europe à propos des effets du chômage et de l’emploi temporaire sur la fécondité, il a été démontré que les personnes qui se retrouvaient momentanément au chômage avaient tendance à retarder la planification d’une naissance3. Alors que le chômage entraîne une perte de revenus et augmente l’incertitude quant aux perspectives d’emploi futures, les projets de création ou d’agrandissement de la famille au cours d’une telle période sont plus susceptibles d’être interrompus jusqu’à ce que la situation financière s’améliore.

C’était particulièrement vrai chez les couples hétérosexuels lorsque le partenaire masculin se retrouvait au chômage. Cela avait une incidence non seulement sur la décision d’avoir un premier enfant, mais aussi sur les projets visant à agrandir la famille, lorsque les couples avaient déjà des enfants. Les données ont également montré que le chômage avait eu un effet négatif de plus en plus important sur la procréation entre 1970 et 2015, les conditions sur le marché du travail se faisant plus difficiles et les emplois permanents, moins fréquents.

Par ailleurs, les femmes de certains pays profitaient au contraire de leurs périodes de chômage pour réaliser leurs plans en matière de fécondité et avoir des enfants au cours de celles-ci, ces moments leur offrant plus de temps pour la procréation et l’éducation des enfants, alors que les coûts de renonciation étaient moins importants (par rapport au temps passé sur le marché du travail pour acquérir une expérience qui leur permette de faire progresser leur carrière professionnelle). Ce ne fut toutefois pas le cas dans les pays d’Europe du Sud les plus touchés par la Grande Récession de 2008 (c.-à-d. en Italie et en Espagne), là où l’on retrouvait également les taux de fécondité les plus faibles.

On a également constaté que les personnes qui avaient un emploi temporaire étaient moins susceptibles d’avoir des enfants en période d’incertitude économique, surtout lorsqu’il s’agissait d’avoir un deuxième ou un troisième enfant, et ce, comme l’indique l’étude, en raison de l’impact financier accru lié à l’élargissement de la famille. Chez les hommes, le chômage était par ailleurs un obstacle plus important que le fait d’avoir un emploi temporaire, particulièrement lorsque l’on s’attendait à ce qu’ils soient les principaux pourvoyeurs financiers du ménage : pour fonder ou agrandir la famille, il vaut mieux avoir un emploi, peu importe la nature de celui-ci, que de ne pas en avoir du tout.

La Grande Récession est associée à la baisse de la fécondité en Europe

Les crises économiques peuvent avoir une incidence sur les intentions en matière de fécondité et la procréation, même lorsque les individus ne sont pas personnellement touchés par la perte d’un emploi ou de revenus, car les ralentissements se traduisent par une réduction de la croissance du PIB et une hausse du chômage. En période d’incertitude quant aux perspectives économiques et à la stabilité du marché du travail, les gens ont tendance à devenir réfractaires à la prise de risques et à éviter tout engagement à long terme, et le fait de donner naissance à un enfant est certes l’engagement le plus irréversible qui soit. Lorsque l’avenir est entrevu de façon négative, de nombreuses familles tendent à reporter leurs projets de procréation jusqu’à ce qu’elles puissent à nouveau envisager un avenir plus prévisible4.

Le cas récent de l’Europe illustre bien cette situation, car les taux de fécondité y augmentaient depuis le début des années 2000. Or, pendant et après la Grande Récession de 2008-2009, les taux de fécondité se sont stabilisés, puis ont diminué dans la plupart des régions européennes, particulièrement celles qui ont été les plus touchées par la récession.

Un article récent s’intéressant aux répercussions de cette récession sur la fécondité dans 28 pays européens s’est penché sur l’impact du chômage, du chômage de longue durée et de la baisse du PIB sur les taux de fécondité, entre les années 2000 et 2014. L’étude a révélé que lorsque le chômage augmentait, les taux de fécondité diminuaient considérablement. En outre, l’impact du chômage s’est avéré plus important pendant la période de récession (entre 2008 et 2014) qu’avant celle-ci, ce qui suggère que l’impact négatif du chômage sur le comportement en matière de fécondité peut être amplifié en période de récession5.

Les recherches indiquent qu’un contexte de « grande incertitude » a une incidence sur les projets en matière de procréation

Si l’économie européenne a su se redresser après la Grande Récession, la fécondité dans de nombreux pays européens n’est pas pour autant revenue à ce qu’elle était auparavant, et elle a même continué de décliner. Ce fut particulièrement le cas dans certains pays nordiques, où les effets de la Grande Récession ont été modérés, et où la fécondité a connu un déclin plus tardif, qui s’est poursuivi au-delà de 2014, après que les conditions macroéconomiques se furent améliorées. Cela a amené certains chercheurs à se concentrer sur l’existence d’une « grande incertitude » relativement à l’avenir et son incidence sur les aspirations familiales. Ceux-ci font valoir qu’une grande incertitude quant à l’avenir de l’économie, mais aussi des systèmes politiques à l’échelle mondiale, peut avoir des répercussions sur les témoignages, les perspectives et la vision qu’ont les gens du monde qui les entoure, peu importe qu’ils aient eux-mêmes un emploi précaire ou qu’ils soient au chômage. À mesure que les « témoignages d’incertitude » se répandent, les projets de naissances sont retardés, même si l’économie devait se redresser6.

Une étude sur les répercussions d’une crise financière en Italie en 2011-2012 révèle que lorsque les individus utilisent le terme technique « spread » (qui signifie « propagation ») sur un moteur de recherche (un indicateur utilisé par les économistes pour mesurer le manque de confiance dans un système financier), le nombre de naissances observé neuf mois plus tard chute de façon importante. Ils estiment que les naissances diminuent de 2,5 % à 5 % à la suite de tels « témoignages d’incertitude »7.

De récentes études suggèrent que la pandémie de COVID-19 a une incidence sur les projets en matière de procréation

Une récente enquête menée auprès d’adultes de 18 à 34 ans dans plusieurs pays européens (c.‑à‑d. en Italie, en Espagne, en France, en Allemagne et au Royaume-Uni) a permis d’estimer la proportion de naissances prévues pour 2020 qui ont été reportées. On a demandé aux adultes qui disaient prévoir, au début de l’année 2020 (c’est-à-dire avant l’apparition du coronavirus), la conception ou l’adoption d’un enfant avant la fin de l’année, si la pandémie avait modifié ces projets de quelque manière que ce soit. L’étude a révélé que certains individus avaient en effet modifié leur projet de fécondité, et ce, dans tous les pays étudiés, celui-ci ayant été retardé ou abandonné pour cette année.

L’impact varie selon les pays, mais en Italie et en Espagne, près du tiers de ceux qui prévoyaient une naissance en 2020 ont abandonné le projet pour l’année en cours. Plus de la moitié des personnes interrogées en Allemagne, en France, en Espagne et au Royaume-Uni ont affirmé quant à eux qu’ils maintenaient leur projet d’avoir un enfant un peu plus tard au cours de l’année8.

Les naissances prévues chez les mères de 40 ans et plus risquent d’être fortement affectées

Comme en témoignent les crises économiques et sanitaires passées (comme la pandémie de grippe de 1918), certaines des naissances qui sont reportées en périodes de bouleversements sont souvent « rattrapées » par la suite9. Les gens attendent parfois que les temps soient moins incertains avant de donner suite à leurs projets d’avoir un enfant.

Monsieur Laplante souligne que la différence entre le fait de retarder une naissance et celui d’abandonner complètement le projet d’avoir un enfant peut devenir particulièrement floue dans le contexte actuel. « Ce qui est beaucoup plus probable […] c’est que les gens vont reporter ou abandonner [leurs projets d’avoir des enfants] […] et quand on reporte, après un certain temps, ça va finir par abandonner… et là, tout le monde est dans l’incertitude. Est-ce qu’il va y avoir un vaccin? Dans deux ans, peut-être. » Celui-ci présume que les femmes dans la trentaine qui prévoyaient avoir deux enfants, et qui ont décidé d’attendre qu’un vaccin soit disponible avant de planifier la prochaine naissance, pourraient manquer de temps pour concevoir leur premier ou leur deuxième enfant avant d’être contraintes par une limite biologique.

Il est donc possible que certains de ces projets de naissances ne soient pas « rattrapés ». Dans plusieurs pays occidentaux, les femmes attendent de plus en plus longtemps avant d’avoir leur premier enfant, alors qu’elles sont nombreuses à souhaiter d’abord parfaire leur trajectoire scolaire et professionnelle. Le nombre de naissances chez les mères dans la quarantaine a d’ailleurs augmenté au cours des dernières décennies, celui-ci représentant une proportion croissante des premières naissances10. En 2014, on estimait que 3,6 % de toutes les naissances au Canada étaient de mères âgées de 40 ans et plus11.

Chez les femmes de 40 ans et plus, une proportion importante des naissances est facilitée par les techniques de procréation assistée12. Or, étant donné que bon nombre de ces procédures ont dû être interrompues pendant plusieurs mois au cœur de la pandémie, les naissances prévues à un âge plus avancé pourraient être plus gravement touchées. En effet, dans les sociétés où une forte proportion des naissances est associée aux femmes de plus de 40 ans, certaines des naissances prévues qui ont déjà été retardées pourraient ne jamais voir le jour : l’horloge biologique pourrait sonner l’heure de la fin avant que le marché du travail et les systèmes de santé ne reviennent aux normes antérieures.

Les données au Québec et en Ontario montrent une incidence sur la fécondité au-delà de la reprise économique

L’indice synthétique de fécondité est un indicateur « ponctuel », c’est-à-dire une estimation du nombre d’enfants que les femmes auraient en moyenne, au cours de leur vie, si les conditions de fécondité actuelles demeuraient stables durant toute leur vie reproductive. C’est pourquoi nous pouvons nous attendre à une réduction des taux de fécondité lors d’une période de turbulence et/ou d’incertitude socioéconomique, suivie d’une reprise une fois la crise terminée : seule une partie des naissances qui ont été reportées sont simplement « rattrapées » – pourvu que les projets et les idéaux en matière de reproduction demeurent inchangés.

Monsieur Laplante nous met en garde en indiquant qu’au Québec et en Ontario, les taux de fécondité ont commencé à baisser lors de la Grande Récession de 200813, et, comme cela s’est produit dans les pays européens, ils ont continué à baisser après que le ralentissement économique fut terminé et que les taux de chômage eurent redescendu. Il se demande maintenant pourquoi la fécondité n’a pas connu de remontée dans ces deux provinces canadiennes : sommes-nous exposés à des changements plus fondamentaux qui ne résultent pas seulement de bouleversements temporaires?

Seul le temps nous dira si les générations touchées par la crise de la COVID-19 parviendront à avoir autant d’enfants qu’elles le prévoyaient, bien que cela puisse être retardé, ou si le nombre d’enfants qu’elles souhaitaient avoir changera dans ce contexte. Si certains adultes décident de renoncer totalement à la procréation en raison des nouveaux défis posés par la pandémie et la crise économique qui lui est associée, les plus jeunes générations pourraient être plus susceptibles de ne pas avoir d’enfants. Il est actuellement trop tôt pour le dire, mais les recherches sur l’évolution des intentions en matière de fécondité avant et après la pandémie seront d’une importance cruciale afin de comprendre cet aspect de la vie familiale.

Ana Fostik, Ph. D., Institut Vanier, en détachement de Statistique Canada

 


Notes

  1. À titre d’exemple, consultez l’article « Is the COVID-19 baby boom a myth? How relationships might be tested during the pandemic », CTV News (19 avril 2020). Lien : https://bit.ly/3hCDUAy
  2. Statistique Canada, « Enquête sur la population active, mai 2020 » dans Le Quotidien (5 juin 2020). Lien : https://bit.ly/2ViQXO0
  3. Giammarco Alderotti et autres, Employment Uncertainty and Fertility : A Network Meta-Analysis of European Research Findings, Archives 2019-06 : documents de travail en économétrie, Universita’ degli Studi di Firenze, Dipartimento di Statistica, Informatica, Applicazioni “G. Parenti” (2019).
  4. Tomáš Sobotka, Vegard Skirbekk et Dimiter Philipov, « Economic Recession and Fertility in the Developed World » dans Population and Development Review, vol. 37, no 2, 2011, p. 267-306.
  5. Francesca Luppi, Bruno Arpino et Alessandro Rosina, The Impact of COVID‑19 on Fertility Plans in Italy, Germany, France, Spain and UK (2020).
  6. Daniele Vignoli et autres, Economic Uncertainty and Fertility in Europe: Narratives of the Future, Archives 2020_01 : documents de travail en économétrie, Universita’ degli Studi di Firenze, Dipartimento di Statistica, Informatica, Applicazioni “G. Parenti” (2020). Lien : https://bit.ly/3eIuVvS.
  7. Chiara L. Comolli et Daniele Vignoli, Spread-ing Uncertainty, Shrinking Birth Rates, Archives : documents de travail en économétrie, Universita’ degli Studi di Firenze, Dipartimento di Statistica, Informatica, Applicazioni “G. Parenti” (2019).
  8. Francesca Luppi, Bruno Arpino et Alessandro Rosina, The Impact of COVID‑19 on Fertility Plans in Italy, Germany, France, Spain and UK.
  9. Nina Boberg-Fazlić et autres, Disease and Fertility : Evidence from the 1918 Influenza Pandemic in Sweden, Discussion Paper Series, IZA – Institute of Labor Economics (2017); Sebastian Klüsener et Mathias Lerch, Fertility and Economic Crisis: How Does Early Twentieth Century Compare to Early Twenty-first Century?, document présenté à la Population Association of America; présentation virtuelle (2020).
  10. Eva Beaujouan, « Latest‐Late Fertility? Decline and Resurgence of Late Parenthood Across the Low‐Fertility Countries » dans Population and Development Review, 2020, p. 1-29. Lien : https://bit.ly/2AjlOD6
  11. Eva Beaujouan et Tomáš Sobotka, « Late Childbearing Continues to Increase in Developed Countries » dans Population and Societies, no 562 (janvier 2019).
  12. Eva Beaujouan, « Latest‐Late Fertility? Decline and Resurgence of Late Parenthood Across the Low‐Fertility Countries ».
  13. Melissa Moyser et Anne Milan, « Taux de fécondité et activité des femmes sur le marché du travail au Québec et en Ontario » dans Regards sur la société canadienne, no 75-006-X au catalogue de Statistique Canada. Lien : https://bit.ly/38iMxMG

 

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