Entretien : Rachel Margolis à propos du divorce au Canada

Rachel Margolis nous fait part de ses réflexions sur les nouvelles données relatives au divorce au Canada.

12 mai 2022

Nathan Battams

En mars 2022, Statistique Canada a publié de nouvelles données sur le divorce au Canada, qui mettaient en relief les tendances des 50 dernières années en matière de divorce. Il s’agissait de la première analyse de l’agence sur les tendances relatives au divorce depuis 2011.

Rachel Margolis (Ph. D.), professeure agrégée au Département de sociologie de l’Université Western Ontario, s’est récemment entretenue avec Nathan Battams de l’Institut Vanier afin de discuter de ces nouvelles données, de la recherche sur les tendances en matière de divorce et de ce que les résultats révèlent sur le divorce et les familles au Canada.


En quoi, selon vous, les données sur le divorce et les tendances en matière de divorce sont-elles essentielles pour nous aider à mieux comprendre les familles et la vie de famille?

Les familles constituent l’épine dorsale de la société, et les relations intimes, qui sont façonnées par le mariage et le divorce, définissent la structure familiale. À mon sens, il est important de savoir si les gens sont mariés ou divorcés, car le mariage indique que les gens ont pris la décision et qu’ils ont l’intention de passer leur vie ensemble. Ces décisions ont ensuite une incidence sur d’autres aspects de la vie familiale, comme la procréation, les soins aux aînés et la participation à la population active.

Mais la vie étant complexe, un grand nombre de ces mariages se soldent par un divorce – soit 38 % d’entre eux, selon les dernières estimations qui remontent à 20081. Ce chiffre peut être considéré à la fois comme relativement élevé et relativement bas. Par exemple, il est plus faible qu’aux États-Unis, où environ la moitié des mariages se terminent par un divorce. Mais 38 %, c’est également élevé, en ce sens où le divorce est un événement familial qui a une incidence sur de nombreuses personnes, non seulement celles qui sont directement concernées, mais aussi leurs parents, leurs frères et sœurs, leurs amis et/ou leurs enfants.

Il est important de disposer d’un portrait précis du divorce et de ses tendances, car il influence la structure des ménages. Il a une incidence sur le temps consacré à l’éducation des enfants, sur la participation au marché du travail, sur la richesse ainsi que sur les interactions qu’ont les gens avec d’autres types d’institutions. Il affecte également les personnes directement impliquées dans la gestion d’un divorce, notamment les intervenants du système judiciaire, du système fiscal et des services sociaux, ainsi que les médiateurs et les avocats, mais aussi nos communautés et l’ensemble de la société. Alors que le divorce a tendance à se normaliser, j’espère que l’ensemble de ces institutions et de ces systèmes pourront évoluer et s’adapter afin de faciliter le processus pour les familles et favoriser le bien-être des personnes qui divorcent et celui de leurs enfants. Cette nouvelle publication peut appuyer et faciliter cette évolution.

En examinant les données et les tendances récentes, qu’avez-vous été étonnée – ou pas – d’y retrouver?

Une chose qui m’a surprise est la forte diminution des divorces en 2020 par rapport à 2019. Il est important de se rappeler que cette baisse correspond aux divorces qui ont été prononcés en 2020, donc il s’agit probablement de couples qui se sont séparés au cours des années précédant la pandémie. Cette baisse est fortement attribuable à la fermeture des tribunaux, au rythme effréné de la vie, aux ressources limitées et à d’autres changements ayant découlé de la pandémie de COVID-19 et représentant des « obstacles logistiques » aux processus de divorce. J’ai tout de même été étonnée de constater l’ampleur du phénomène : en Ontario, par exemple, on a enregistré une baisse des divorces de 36 % entre 2019 et 2020.

Les bouleversements liés à la pandémie ont exercé beaucoup de stress sur les familles, ce qui a pu accentuer la probabilité de divorce. À mon sens, nous ne pourrons probablement pas mesurer l’étendue des répercussions de la pandémie dans les données sur les divorces avant la fin de cette année ou en 2023, car la décision de se séparer prend du temps, sans compter que les gens doivent être séparés pendant au moins un an avant de demander le divorce. Je ne crois pas que les médias devraient interpréter ce résultat en affirmant que la pandémie a entraîné une baisse des divorces. Les conseillers matrimoniaux et les avocats enregistrent présentement un vif intérêt à l’égard de la séparation et du divorce, il est donc possible que nous assistions au cours des prochaines années à une augmentation à cet égard.

Ce qui ne m’a pas étonnée, par contre, ce sont les tendances générales des 10 à 15 dernières années. Je m’attendais à une baisse globale du nombre de divorces et du taux de divorce, en particulier chez les personnes de moins de 50 ans, car nous avons documenté de telles données dans notre analyse des données administratives publiées en 2019[ii]. Or, les dernières années illustrent clairement la persistance de cette tendance.

Lors de notre dernier entretien, vous nous aviez parlé d’une étude qui explorait la possibilité d’utiliser les données fiscales administratives pour estimer le taux de divorce au Canada. À la lumière de ces nouvelles données, est-ce que vos estimations se sont avérées pertinentes? Avez-vous eu des surprises?

Si l’on considère les nouvelles données de l’état civil qui viennent d’être publiées, je peux dire que notre analyse des données administratives a donné de très bons résultats. Nous avions estimé les taux de divorce à l’aide des données fiscales anonymisées du début des années 1990 jusqu’à 2016 et certains résultats se sont avérés assez similaires, notamment à l’égard d’une baisse au cours de cette période. C’est formidable, car cela signifie que l’on peut effectivement utiliser les données fiscales pour estimer le niveau global des divorces et la tendance à cet égard.

Cela n’enlève toutefois rien à la valeur des données de l’état civil, car ces dernières permettent d’effectuer certaines évaluations que les données administratives ne permettent pas, et inversement. Les données administratives sont très intéressantes, car elles proviennent des formulaires fiscaux fédéraux, qui sont normalisés dans l’ensemble des provinces et des territoires. Il s’agit de données cruciales, car les formulaires de données sur le divorce varient d’une province à l’autre, et les statistiques de l’état civil ne couvrent qu’un éventail limité de variables. De plus, les statistiques de l’état civil de Justice Canada ne font état que de renseignements limités sur le contexte du divorce ainsi que sur certaines caractéristiques socioéconomiques.

En revanche, les données fiscales administratives en disent long sur les trajectoires de revenu avant et après le divorce. Elles nous indiquent également dans quel ménage les enfants sont inscrits selon les données fiscales et dans quelle région les gens sont établis, ce qui nous permet de les suivre au fil du temps et d’examiner leurs sources de revenu. Les données de l’état civil et les données fiscales administratives sont deux sources de données fiables qui se distinguent et se complètent, et elles contribuent à brosser un portrait plus complet de l’évolution du divorce au Canada.

Cette publication mentionne que l’augmentation des « divorces gris » s’est stabilisée depuis 2006. Quels sont les facteurs qui ont conduit à l’augmentation initiale des divorces gris, et qu’est-ce qui a changé?

Le « divorce gris » désigne les divorces qui surviennent chez les personnes de 50 ans et plus. Par le passé, on enregistrait un très faible taux de divorce chez les personnes plus âgées, mais au cours des dernières années, certains divorces très médiatisés de couples plus âgés – comme ceux de Melinda et Bill Gates, ou de Tipper et Al Gore – ont contribué à concrétiser ce phénomène et soulevé le sujet des divorces tardifs.

Les divorces gris sont devenus beaucoup plus courants depuis les années 1990, non seulement au Canada, mais aussi aux États-Unis et dans certains pays européens. Parmi les personnes de 50 ans et plus, le divorce est beaucoup plus fréquent chez les 50 à 64 ans que chez les 65 ans et plus. Le taux annuel de divorce chez les 50 à 64 ans a progressivement augmenté au cours des 30 dernières années, passant de 5 pour 1 000 personnes mariées en 1991 à environ 7 pour 1 000 en 2018, avant de connaître la diminution de 2019 et 2020 et de revenir à 5 pour 1 000 personnes mariées. Afin de mettre en perspective les taux de divorce de 2020 pour les 50 à 64 ans, cela signifie qu’une personne mariée sur 200 dans cette tranche d’âge connaîtra un divorce au cours d’une année donnée. Selon moi, il ne s’agit pas d’un taux de divorce particulièrement bas pour les personnes dans la cinquantaine ou au début de la soixantaine.

Le divorce gris est motivé par une variété de facteurs. Soulignons tout d’abord le vieillissement de la cohorte des baby-boomers. Ces derniers ont véritablement été à l’origine de la révolution du divorce dans les années 1970, et nombre d’entre eux en sont déjà à leur deuxième ou troisième mariage, dont la probabilité de divorce est plus élevée. Les femmes de cette génération ont fait partie de la population active à des taux plus élevés que les cohortes précédentes, de sorte qu’elles possèdent davantage d’actifs. Les membres de cette génération disposent d’ailleurs d’un patrimoine relativement important, ce qui leur permet de vivre séparément. En outre, les générations prennent davantage conscience que la vie est longue, et les couples nourrissent des attentes plus élevées en matière d’épanouissement personnel. Ils ne veulent pas cohabiter pendant des décennies avec une personne qu’ils n’aiment pas une fois que les enfants ont quitté la maison. Plus indépendants que les générations précédentes, les baby-boomers sont davantage enclins à embrasser la vie en solitaire ou à se remettre en couple, ce qui n’était généralement pas le cas de la génération de leurs parents. Je ne considère pas forcément le divorce gris comme étant en déclin; je pense que nous continuerons de le percevoir comme un enjeu social dans les années à venir.

Compte tenu des nouvelles données sur le divorce et de ce que l’on connaît de la situation démographique du Canada, comment entrevoyez-vous la prochaine décennie?

Je pense que l’on reconnaît de plus en plus que, malgré ce récent déclin, le divorce demeure une composante très importante de la vie familiale. Nombreux sont ceux qui l’ont déjà vécu, soit personnellement, soit par l’intermédiaire de leurs parents, de leurs frères et sœurs, de leurs enfants ou de leurs amis, et une grande partie de ceux qui n’en ont pas encore fait l’expérience la feront.

Au cours des prochaines années, en cette fin de pandémie, je m’attends à une certaine remontée du taux de divorce et à une augmentation du nombre de mariages. Le New York Times a récemment déclaré que 2022 serait l’année du mariage – d’ailleurs, les lieux de célébration des mariages seraient apparemment déjà tous réservés.

Alors que l’on normalise de plus en plus le divorce, j’espère que l’on assistera à un réel changement sociétal qui nous amènera à reconnaître que la vie de famille est complexe, que la dissolution de l’union de nombreux couples est susceptible de se produire, et que cela peut être réglé de manière moins perturbatrice et douloureuse que par le passé. J’espère aussi que la société contribuera à rendre ces bouleversements plus faciles pour les familles.

Rachel Margolis, Ph. D., est professeure agrégée au Département de sociologie de l’Université Western Ontario et collaboratrice de l’Institut Vanier de la famille.

Nathan Battams est spécialiste en mobilisation des connaissances à l’Institut Vanier de la famille.


Notes

  1. En raison des contraintes liées aux sources de données disponibles pour l’analyse, cette mesure n’a pas été mise à jour dans la nouvelle version publiée par Statistique Canada.
  2. R. Margolis, Y. Choi, F. Hou et M. Haan. « Capturing trends in Canadian divorce in an era without vital statistics », Demographic Research, vol. 41, article 52, 20 décembre 2019. Lien : https://www.demographic-research.org/volumes/vol41/52/default.htm
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